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J’obéis. Au bout de quelques minutes, nous étions au point culminant d’un vaste ravin, fermé là en cul-de-sac par un mur naturel de blocs calcaires, et dont le lit, tapissé de mélèses et de houx, va se perdre en serpentant dans les gerçures terreuses qui ceignent le pied de la montagne. Çà et là, quelques guérites de pierre, comme en semaient les ermites espagnols aux abords de tout riche couvent, percent cette immobile verdure. A droite du mur suinte un filet d’eau, reçu dans une auge de grès ; à gauche sont d’immenses cônes de granit, adossés à la montagne sans faire corps avec elle, et figurant un groupe d’obélisques que nul effort humain n’aurait pu achever de dresser ; au centre, comme pour faire repoussoir à cet amoncellement cyclopéen, apparaît une mesquine porte de bois, dont le cadre est enchâssé partie dans la roche, partie dans des lambeaux de maçonnerie qui le rattachent aux rebords informes des blocs environnans.

Je me perdais en réflexions sur l’utilité au moins problématique de cette porte, quand arriva un paysan tenant à la main un trousseau de clés. — Soyez le bienvenu, me dit-il en regardant de travers Esteban ; je soupçonne ce drôle de s’être moqué de nous deux, car je ne suppose pas que vous ayez fait cette course pour voir… - Et il hésitait à diriger vers la porte la clé qu’il venait de choisir dans le trousseau. -. Enfin, puisque nous y sommes vous vous dédommagerez d’ailleurs au couvent neuf.

— Ouvre et tais-toi, dit froidement Esteban.

Le diffus cicérone se décida à attaquer la serrure, qui résista une bonne minute, d’où je conclus que l’objet mystérieux de la curiosité d’Esteban n’attirait que de bien rares visiteurs. Enfin la porte s’ouvrit, et nous pénétrâmes dans une excavation assez étroite, qui paraissait aller en s’élargissant vers le haut. Je me crus un moment dans une de ces mines d’or creusées jadis par les Phéniciens dans les montagnes de Jaca, et que la découverte du Pérou a seule fait fermer, mais la roche, examinée de près, était du marbre le plus pur, ce qui excluait cette supposition. Je gravis trois ou quatre marches informes de vétusté. Soudain, taillée dans les vastes profondeurs du granit, m’apparaît une voûte lumineuse, immense, une sorte de ciel souterrain, cintre colossal que l’œil, un instant fasciné, éperdu, est tenté de prendre pour la courbe de l’atmosphère. C’était bien un souterrain, et cependant, entre ces murs de marbre, sous ce ciel de marbre, sur ce sol de marbre, un beau cloître du IXe siècle déroulait ses sculptures grimaçantes dans des flots de clarté.

On ne s’explique pas d’abord d’où vient cette clarté : d’invisibles soupiraux, ménagés par la nature ou la main de l’homme entre les blocs qui encadrent la porte, dardent le jour de bas en haut, de sorte qu’il paraît tomber, non du dehors, mais des cassures chatoyantes de la voûte. Plus loin, vers les dernières profondeurs de la caverne, on cherche vainement ces ombres croissantes que ferait pressentir sa structure ; la clarté y est plus pure encore, car elle tombe à pie, de la voûte même de la montagne, par un splendide ciel