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de l’Asie et de l’Afrique, le prince du Dârfour a le parasol pour insigne du pouvoir ; comme l’empereur de la Chine, il préside à la fête des semailles, avec cette différence qu’après lui, les vizirs, les rois et les officiers jettent le grain dans les sillons, de telle sorte que toute une vaste plaine qui fait partie de l’apanage de la couronne se trouve en un instant ensemencée par les premiers d’entre les vassaux. Cette solennité, l’une des plus remarquables au Dârfour, est égayée par le chant d’une troupe de jeunes filles choisies dans le harem impérial ; les flûtes et les tambours accompagnent les voix. La musique, on le sait, est la passion dominante des noirs ; à défaut de sons harmonieux, qu’il ne leur est pas toujours facile d’obtenir, ils ont recours au tapage le plus discordant. Ainsi, au Dârfour, l’orchestre se compose de jeunes garçons qui crient dans des chalumeaux, de musiciens qui secouent à tour de bras des citrouilles remplies de cailloux[1], de joueurs de flûte soufflant à l’unisson, et de timbaliers. Les timbales ou nacarieh sont des instrumens particulièrement en honneur ; on les dépose dans une hutte spéciale, et, lorsqu’il plait à sa majesté de changer les peaux qui les recouvrent, il s’ensuit une fête solennelle, appelée le renouvellement des cuivres. A cet effet, on amène des taureaux à poil gris, on les égorge en grande pompe, et leur chair, entassée dans des vases de terre avec du sel, y reste pendant six jours. Le septième jour, on fait une nouvelle boucherie de taureaux, de moutons et de chevreaux ; ces viandes, fêlées à celles que renferment les vases, sont servies sur des tables spécialement destinées aux fils du sultan, aux vizirs et aux rois. Malheur à celui qui ne mange pas ! c’est un signe infaillible qu’il médite en son cœur quelque projet de révolte. L’inspecteur du festin le dénonce aussitôt, et on le soumet à l’épreuve de l’eau de kyly. L’accusé doit boire cette eau, dans laquelle on a fait infuser une espèce de noix vomique appelée kyly, qui a la propriété de ne troubler en rien l’estomac du coupable ; l’innocent, au contraire, la rejette sans pouvoir l’avaler. A Madagascar, les Ovas emploient à un usage pareil le suc de l’arbre nommé tanguin, poison très actif, auquel l’accusé succombe infailliblement, s’il n’a recours à quelque ruse[2]. Ainsi, le jugement de Dieu, repoussé de nos lois par le progrès des temps, s’est réfugié dans les contrées

  1. Cet instrument est en usage chez les noirs de l’Afrique occidentale ; aussi le retrouve-t-on dans les danses qu’exécutent les esclaves des colonies françaises et espagnoles.
  2. On sait que la reine des Ovas vient de décréter que les Européens eux-mêmes seraient soumis à cette épreuve, ce qui n’avait jamais eu lieu. Il y a des nations qu’on croit en voie de civilisation, et auxquelles il reprend des accès de sauvagerie.