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troupeaux. On sait qu’il faut commencer par prendre pied dans la vie réelle pour la corriger et l’améliorer, afin d’assainir d’autant l’esprit lui-même en ne l’abandonnant plus à la rêverie des chimères. On veut des choses positives, qui ont un nom, qui sont un objet d’utilité immédiate, un embellissement ou une force de plus pour la destinée de l’homme ; on veut toutes les libertés pratiques, la liberté de la parole et de la conscience, la liberté de la presse, la publicité et l’oralité des débats judiciaires, l’institution du jury, la centralisation nationale avec toutes ses conséquences ; on veut enfin, et par-dessus tout, l’émancipation de l’état dans ses rapports avec l’église, et la reconnaissance de son autonomie morale. Je copie le programme et je répète les discours de mes amis de Tubingue. Voilà les vrais ennemis de la politique absolutiste en Allemagne, voilà les vrais alliés de l’esprit français. Ce ne sont pas des radicaux ou des socialistes, ce sont les éclaireurs de ce grand parti constitutionnel que j’ai partout rencontré. Ils possèdent une charte, ils veulent en tirer tout ce qu’elle leur donnera ; ils ont foi dans la puissance des moyens légaux aidés de cette autre puissance toujours croissante de l’opinion publique ; ils ont foi surtout dans la valeur de ces procédés purement intellectuels avec lesquels l’esprit moderne travaille et change les nations. Leur patriotisme ne s’amuse pas très naïvement de ce beau songe d’un nouvel empire allemand qui ravissait encore les prétendus libéraux de 1840 ; mais ils se réjouissent sincèrement et sans arrière-goût romantique de ce progrès naturel qui rapproche des peuples frères ; ils y voient une garantie contre la tyrannie des petits princes ; ils calculent tout ce que la liberté générale gagne au croisement des lignes de fer, à l’union des douanes, à l’uniformité des mesures et des monnaies ; ils saluent cette révolution pacifique au nom d’un avenir inconnu, déterminés pourtant à la repousser, si jamais on voulait profiter du juste entraînement de l’orgueil national pour faire avorter sous le joug d’un seul empire les justes exigences des principes constitutionnels.

Tout cela se disait en de longues causeries, tantôt à la promenade, sur les bords silencieux du Neckar, tantôt le soir, à la table de mes hôtes, et le charme paisible des lieux, l’antique simplicité des mœurs, contrastaient agréablement avec la vivacité passionnée des idées les plus sérieuses de ce temps-ci. Nous nous séparâmes trop tôt ; il fallait bien cependant quitter cet aimable gîte et continuer ma route. Je voulais aller voir à Stuttgart les dernières séances des chambres wurtembergeoises et l’ouverture du concile rongien.