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d’un si beau triomphe, ils oubliaient volontiers la petitesse de leur personne, confondue dans l’immensité du grand tout ; ils tiennent fort aujourd’hui à prouver, soit pour eux, soit pour les autres, que cette chétive personne humaine a cependant sa place à part et son libre mouvement au milieu de cet infini qui paraissait l’absorber ; ils y réussissent mieux qu’il ne le faudrait pour l’ensemble du système. C’est là une situation toute récente, et, si quelque chose peut donner une idée du mérite solide de ces modestes hégéliens de Tubingue, c’est de l’avoir comprise et servie.

Ç’a été en effet la raison décisive qui leur a fait abandonner à temps la rédaction des Annales Allemandes, et fonder si à propos chez eux les Annales du Présent. Quand MM. Vischer et Zeller s’étaient associés à MM. Marx et Ruge, ceux-ci étaient encore bien loin d’avoir pris Bruno Bauer pour idole. Strauss était regardé par les publicistes de Halle comme un pédant novateur, dont l’érudition indigeste venait déranger une croyance garantie par les catégories hégéliennes. Depuis, on est allé bien loin avec ces catégories ; on s’en est servi pour prouver que Strauss était un fanatique qui se donnait encore la peine de lire l’Écriture ; on les a braquées sur toutes les parties de la vie sociale, on a démoli toute existence, et l’on est tombé soi-même dans un abîme sans fond ouvert par la rage sincère de Feuerbach et par la manie affectée de Bruno Bauer ; on s’est brutalement glorifié d’un absurde athéisme et l’on a tendu la main aux communistes. Tout cela répugnait beaucoup aux allures naturelles de ces francs esprits de la Souabe ; ils ne pouvaient soutenir cette perpétuelle abstraction qui menait de théories en théories jusqu’aux folies les plus impraticables ; c’était là pourtant ce que M. Ruge appelait joindre la pratique à l’idée. Les hégéliens de Tubingue, non contens de protester par leur retraite, résolurent de relever un drapeau plus honorable et de donner meilleure idée du sens moderne dont les hégéliens des Annales Allemandes s’étaient proclamés les représentans. C’est là l’œuvre poursuivie par les Annales du Présent.

Voir des hégéliens, dans l’ardeur de la jeunesse, convertis aux côtés les plus sérieux des idées politiques et sociales, c’est d’un bon augure pour toute cette grande question de principes qui s’agite maintenant de l’autre côté du Rhin. J’aimais à les écouter quand ils exprimaient avec tant de sens et de modération le généreux esprit qui les anime. On sait bien maintenant en Allemagne qu’il ne s’agit plus de construire un édifice tout entier dans les nuages de la spéculation pour le mettre ensuite à terre et y pousser les hommes par