Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/485

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous en a conservé quatre qui, sans lui, nous seraient inconnus. Il faut citer cet exemple d’un abus de pouvoir qui avait d’étranges conséquences. Dans un des plus magnifiques chants de l’Iliade, le vieux Phénix raconte son histoire à Achille ; il se dépeint frappé par l’imprécation d’un père… « Le roi des enfers et Proserpine, divinités terribles, exaucèrent ses vœux. Hélas ! je pensai l’immoler de mon fer aigu ; mais un dieu suspendit ma colère, offrant à mon esprit quelle serait ma renommée parmi le peuple, quel serait mon opprobre aux yeux de tous les hommes, si le seul de tous les Grecs j’étais appelé parricide. » Aristarque supprima ces vers par crainte, dit trop brièvement Plutarque, sans doute parce que cet emportement d’un fils qui va presque jusqu’au parricide lui semblait d’un exemple dangereux. Le moraliste est moins rigide ; il trouve dans cet exemple un avertissement utile contre les fatales conséquences de la colère. Est-ce donc comme précepteur d’un roi qu’Aristarque devance et dépasse la sévérité d’un philosophe et celle d’un saint ? Je comprends mieux les scrupules qui faisaient suspecter, dans le même ouvrage, le récit un peu leste des amours de Mars et de Vénus surpris par Vulcain. Encore est-il dangereux d’appliquer à des temps si éloignés de nous les convenances d’une société plus polie. La poésie des peuples primitifs se joue quelquefois de l’idée divine avec une liberté qui, grace aux éternelles contradictions de l’esprit humain, n’exclut ni la foi, ni le respect.

Aristarque tenait encore pour apocryphe, et cela sur des preuves dont le détail ne nous est pas parvenu, un chant et demi de l’Odyssée[1]. D’anciens critiques, parmi lesquels il faut sans doute le comprendre, considéraient le dixième chant de l’Iliade comme un petit poème à part inséré par Pisistrate dans le corps du poème. Dans le reste de l’Iliade, plusieurs centaines de vers étaient marqués de son obèle réprobateur. Cicéron ne plaisantait donc pas autant qu’on pourrait croire, quand il écrivait à un ami : Aristarchus Homeri versum negat, quem non probat. Heureusement les copistes n’ont pas toujours obéi à ces décisions ; nous aurions à regretter aujourd’hui une notable partie des poèmes homériques.

Un ancien auteur a dit : « Trois choses sont impossibles : arracher à Jupiter sa foudre, à Hercule sa massue, à Homère un seul vers. » Pour la dernière au moins, on voit que nos alexandrins avaient plus de confiance,

  1. Ces argumens, dont Il reste quelques traces dans des scholies aujourd’hui anonymes, ont été reproduits et développés avec beaucoup de force par A. Spohn, dans son livre De extrema parte Odysseœ ; Leipsig, 1816, in-8o.