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ridicule. Aristarque lui-même, en les corrigeant, ne nous satisfait pas toujours, et ses scrupules nous font quelquefois sourire. Ainsi, quand une même tirade se trouvait plusieurs fois répétée dans le récit épique, Zénodote s’en indignait et tâchait, par des suppressions, de remédier au mal. Au second chant de l’Iliade, Jupiter donne un ordre au dieu Sommeil, celui-ci le porte mot pour mot à Agamemnon, qui, à son tour, le reproduit dans les mêmes termes devant les Grecs assemblés. A la troisième fois, Zénodote avait perdu patience et proposé de réduire les dix vers en deux. Aristarque, avec grande raison, trouvait chez Homère la chose toute naturelle. Mille exemples pris au hasard dans les récits épiques des anciens peuple ou du moyen-âge confirment aujourd’hui cette décision. Mais voici quelques critiques où se trouve un sentiment moins juste de la vérité des vieux âges. Dans l’Odyssée, Nausicaa dit en abordant Ulysse : « Ah ! si un époux tel que toi pouvait être appelé ici, s’il pouvait lui plaire d’y rester et d’y faire son séjour. » Notre savant trouvait le vœu trop peu virginal, et supprimait les deux vers. Plus bas, le père de Nausicaa dit à Ulysse aussi naïvement que tout à l’heure la jeune fille : « Par Jupiter, Minerve et Apollon, si tel que je te vois, ô étranger, pensant sien comme je pense, tu pouvais avoir ma fille et t’appeler mon gendre, restant ici près de moi, je te donnerais volontiers, moi aussi, une maison, des richesses ; mais, si tu ne le veux pas, aucun Phéacien ne t’y contraindra ; le grand Jupiter en serait irrité. » Les affaires de mariage n’allaient pas si vite dans la bonne société d’Athènes et d’Alexandrie ; Aristarque avait noté ces six vers de son signe de doute, non sans regret, car il leur trouvait une couleur très homérique. C’était se montrer plus sévère que le moraliste Plutarque, et qu’un orateur chrétien, saint Basile, qui cite comme un modèle de pureté morale tout cet épisode d’Ulysse chez les Phéaciens. Le bon goût des modernes se trouve très heureux de pouvoir invoquer une telle autorité[1].

Au reste, le mal n’est pas de grave conséquence lorsque nos alexandrins condamnent des vers sans les supprimer : alors nous restons libres de les croire ou de suivre un meilleur avis ; mais il est plus d’une fois arrivé que le jugement d’Aristarque a fait disparaître des manuscrits les vers condamnés. Wolf en comptait ainsi plus de quarante absens pour cette cause dans le manuscrit de Venise, et Plutarque

  1. Plutarque, De la manière de lire les poètes. Saint Basile, Conseils à des jeunes gens sur la manière de lire avec fruit les livres païens.