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les promoteurs d’une concurrence commerciale qui devait tourner au profit de la civilisation, en multipliant dans le monde conquis par les Romains les matières les plus commodes et les plus durables que l’on ait connues pour la transmission de l’écriture jusqu’à la découverte du papier. Si tout cela n’est qu’une fable, avouons qu’il y a des fables qu’on aimerait croire sans discussion.

Il est certain que, sur un terrain plus scientifique, Cratès et Aristarque représentent l’opposition des écoles de Pergame et d’Alexandrie. Cratès n’était pas un rival indigne d’Aristarque. Il voulait que la critique fût la science de tout ce qui tient aux œuvres de l’esprit ; il réservait le nom de grammaire pour cette connaissance toute matérielle du langage qui s’attache aux mots et aux syllabes. Le grammairien, disait-il, c’est le manœuvre ; le critique, c’est l’architecte. Ce qui nous reste aujourd’hui de Cratès[1] ne répond pas à ces prétentions. Dans la grande controverse sur l’autorité de l’usage et de l’analogie, controverse qui dure encore parmi les grammairiens, il avait pris parti pour l’usage, avec le stoïcien Chrysippe, contre Aristarque, défenseur de l’analogie ; mais Varron lui reproche de n’avoir pas mieux compris la doctrine de Chrysippe que celle de son adversaire[2]. On aperçoit plus d’érudition que de bon goût et de bon sens dans les fragmens des autres ouvrages de Cratès et de son école, et on ne peut guère s’empêcher de sourire quand un interprète d’Homère met gravement en présence, au sujet d’une variante légère dans le texte de l’Iliade, les deux phalanges commandées par Cratès et Aristarque. C’étaient alors de graves intérêts dans les cours savantes où l’on chantait la chevelure de la reine Bérénice métamorphosée en astre, et où Lycophron devait sa fortune à son talent pour les anagrammes[3]. Croira-t-on même que les puérilités ingénieuses qui, en Grèce, défrayaient quelquefois les cercles et les écoles, faillirent gagner un instant la gravité romaine ? Cratès avait été envoyé par son maître en ambassade à Rome ; il s’y cassa la jambe, et profita du séjour forcé qu’il dut faire dans cette ville pour y donner quelques leçons, selon la mode des

  1. Voir les prolégomènes de Villoison sur l’Iliade, le livre de Thiersch sur l’âge et la patrie d’Homère, où il défend l’opinion de Cratès sur ce sujet ; enfin un recueil des fragmens de Cratès dans Wegener, livre cité, p. 132 et suivantes.
  2. De Lingua latina, IX, 1, édit. Müller. Comparez le livre de Lersch, cité plus haut, première partie.
  3. Biographie anonyme de Lycophron. Dans le nom Ptolemaios il avait trouvé apo melitos (du miel ou de miel) ; dans celui d'Arsinoe, ion eras (violette de Junon). C’est à croire qu’il y avait dans quelque faubourg d’Alexandrie un hôtel de Rambouillet.