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Cependant, comme il fallait payer les dettes de la cour, quelque fierté qu’on eût, on finissait par fermer les yeux sur les prétentions de tous ces hommes d’argent ; on se voilait le visage, et le scandale se consommait à la face tantôt de Marly, tantôt de Versailles, tantôt de Saint-Germain. Le roi recevait le financier.

On connaît, par tradition, l’immense fortune du financier Bouret[1]. Où l’avait-il gagnée ? Je pourrais répondre comme répondit le marquis de S…t-S… à un de ses créanciers qui lui demandait quand il serait payé : — Vous êtes bien curieux, monsieur ! Peut-être l’avait-il gagnée dans le sel, peut-être dans les farines, comme les frères Pâris, peut-être avec rien, supposition la plus probable de toutes, car l’argent est comme l’huile : il n’y a qu’à en battre long-temps et avec adresse quelques gouttes pour former des montagnes d’écume. Il est hors de doute toutefois que Bouret dut le commencement de sa grande fortune à la fourniture du blé, puisqu’en 1747 la Provence fit frapper une médaille en l’honneur de ce fermier-général, qui lui avait procuré du grain pendant une disette sans vouloir accepter d’autre indemnité que cette haute marque d’estime de toute une contrée reconnaissante.

Bouret était, on ne sait combien de fois, millionnaire ; un moment son papier fut préféré à l’or même au fond des Indes. À l’époque peu puritaine de sa prospérité, c’était sous le roi Louis XV, on disait qu’il en usait en galant homme et en homme galant. Il faut entendre par là qu’il avait sa petite maison du faubourg, de nombreux amis à sa table, ses grandes entrées dans les plus célèbres boudoirs, des chevaux de race, et qu’il donnait de délicieuses soirées dans des salons où l’or de ses coffres semblait avoir germé en arabesques le long des murs.

Bouret traitait les gens de lettres avec la tendresse gastronomique qu’on n’a plus guère de nos jours, dans le monde où l’on dîne, que pour les écrivains politiques. Jadis on craignait l’épigramme, on ne redoute maintenant que le premier-Paris. La prose a volé la fourchette à la poésie. Grace à ses libéralités, à ses prêts, à sa table, Bouret a été épargné par les écrivains du XVIIIe siècle. Voltaire seul, dans un mouvement d’humeur échappé à sa vieillesse morose, attaqua le luxe de Bouret ; Voltaire, lui qui s’était écrié autrefois : Oh ! le bon temps que ce siècle de fer ! il ne se souvint pas des bons rapports qu’il avait entretenus, comme on le verra plus loin, avec l’opulent financier. C’est

  1. Quelques-uns l’appellent Bourci, d’autres Bourette. Voltaire, qui connaissait beaucoup le célèbre financier, écrit Bouret.