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borna pas à sa patrie. Il fut aussi un critique français. Quand ses idées pénétrèrent en France, on appliquait au jugement des œuvres les plus diverses quelques principes uniformes, sans s’inquiéter de la contrée ni de l’époque qui avait vu naître l’auteur ; on ne tenait nul compte des mœurs ou des institutions qui avaient dû modifier ses idées. M. Schlegel signala les effets de ces circonstances trop négligées ; il montra comment de la religion chrétienne et de nouvelles institutions sociales avait dû naître un art moderne inconnu à des modernes. Malheureusement il n’appliqua pas toujours les principes qu’il avait posés. Il s’était borné d’abord à demander pour la littérature romantique une place dans la théorie de l’art ; bientôt il ne voulut plus reconnaître l’art moderne que sous cette seule forme. Après avoir réclamé la tolérance, il finit par se montrer plus exclusif que ses adversaires : frappé de leur aveuglement, il jugea des idoles d’après leurs adorateurs, et rendit le génie solidaire de la médiocrité ; mais ses erreurs sont de celles où il y a toujours quelque chose à prendre. Nous n’admirons pas moins les grands écrivains dont il a méconnu la gloire, et, grace à lui, nous savons mieux pourquoi nous les admirons. S’il ne sentit pas tout le prix d’une perfection trop constante peut-être, et qui se fait tort à elle-même, il eut d’ailleurs le sentiment de toutes les grandes choses. Il en donna une dernière preuve quand, dans un âge avancé, il rompit avec un passé glorieux, et remonta à cette antiquité qui nous apparaît confusément à travers le double voile du temps et de l’espace. Cette tentative hardie couronna dignement sa carrière. Philologue et historien, critique et poète, publiciste même dans l’occasion, M. Schlegel n’a pas besoin qu’on lui tienne compte de l’universalité de son esprit, pour lui assigner un rang élevé dans chacune des voies qu’il a parcourues, et, si l’on regrette qu’il n’ait pas concentré sur des objets moins variés l’effort de son intelligence, il est permis de croire que dans sa pensée un lien secret rattachait toutes ses études l’une à l’autre. Les choses les plus diverses pouvaient se réunir à la hauteur d’où il les envisageait.


CH. GALUSKY.