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fameux parallèle des deux Phèdres. C’était encore un épisode renouvelé de la guerre des anciens et des modernes. Les choses toutefois avaient bien changé de face. M. Schlegel faisait un grand éloge de la pièce d’Euripide, et il avait bien raison ; mais il censurait amèrement celle de Racine, et il avait grand tort. Le jugement qu’il a porté ne saurait prouver que sa partialité ou son incompétence J’hésite à ce mot ; je ne sais quelles précautions prendre, je ne dirai pas pour faire accepter ma pensée, mais pour l’exprimer telle qu’elle est. M. Schlegel possédait en français un remarquable talent d’écrivain ; il connaissait notre langue comme si elle eût été la sienne, il la parlait comme s’il ne l’eût jamais apprise. Malgré cela, lui manquait-il donc quelque chose, ce quelque chose qui fait que la vendeuse d’herbes de Théophraste en eût remontré sur certaines nuances de l’atticisme aux beaux parleurs qui avaient eu le malheur de naître hors des murs d’Athènes ? D’ailleurs, autre chose est de connaître une langue dans toute sa correction, et même dans ses nuances les plus délicates, ou d’avoir en soi l’esprit d’une nation, son caractère, ses habitudes de société, ses traditions. On n’est pas naturalisé par le langage seulement, et personne ne peut avoir deux patries. Si M. Schlegel s’est proposé uniquement de démontrer que La Harpe était, en matière d’antiquité, un juge superficiel et prévenu, s’il a voulu dire que Racine n’a pas substitué partout, comme le prétend La Harpe, les plus grandes beautés aux plus grands défauts, ce n’était pas la peine de dépenser tant d’esprit ; mais s’il a voulu soutenir, comme on n’en peut guère douter, que Racine a fait disparaître les beautés d’Euripide sans les remplacer par d’autres propres à son génie, en harmonie avec les sentimens de son époque, de sa nation, et inspirées par une vraie connaissance de la nature humaine, alors tout l’esprit du monde n’y suffirait pas.

Pour reprendre les choses de plus haut, j’avoue que les parallèles me paraissent mériter une médiocre confiance. C’est un procédé naturel à l’esprit de rapprocher les objets pour apprendre à les mieux connaître, et cette comparaison est légitime, si l’on cherche à fixer soi-même ses idées par un travail solitaire, ou si l’on se borne à consigner quelques indications précises ; mais, dès que l’auteur paraît, comme il est nécessairement jaloux de ses découvertes et désireux de les présenter sous une forme brillante, la vérité est vite sacrifiée aux prétentions du bel-esprit. A force de chercher des idées neuves, on tombe dans des pensées fausses. On ne voulait d’abord que présenter la vérité sous une forme piquante ; il se trouve qu’insensiblement on