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traditions et de toutes les théories accumulées autour de lui ? À ces questions, ni en Allemagne, ni en France, il n’a pas encore été répondu de manière à fermer le débat. Refuser toute originalité métaphysique à Aristote est d’un aveuglement qui met en garde contre tous les arrêts que peut prononcer M. Bordas-Demoulin : aveuglement inexplicable à une époque où la Philosophie première d’Aristote est traduite, commentée, appréciée dans ses développemens historiques. Faut-il rappeler à M. Bordas-Demoulin les publications de MM. Cousin, Barthélemy Saint-Hilaire, Félix Ravaisson et Jules Simon ? Kant est traité avec le même dédain, avec la même insuffisance, par M. Demoulin, qui parait avoir complètement ignoré l’excellente monographie de M. Émile Saisset sur AEnésidème. Il y aurait vu qu’il est impossible maintenant de parler de Kant et de Hume, sans remonter à ce grand sceptique de l’antiquité qui avait eu comme un pressentiment de leurs principales théories. Sur le terrain de l’histoire des systèmes, les éclectiques peuvent exercer contre M. Bordas-Demoulin de sévères représailles.

Voltaire, et surtout Pascal, ont inspiré à l’auteur du Cartésianisme de remarquables pages. Si M. Bordas-Demoulin a senti et peint vivement la passion avec laquelle Voltaire a servi l’humanité, il n’a pas assez mis en relief l’admirable justesse d’esprit dont la nature avait doué celui qui exerça tant d’empire sur son siècle. Cette qualité, élevée à sa plus haute puissance, fait le fonds du génie de Voltaire. Il est peu d’hommes qui aient prononcé autant de jugemens historiques, philosophiques, littéraires, et peu aussi se sont moins trompés. Suivez Voltaire dans tous les instans de sa vie, ne le prenez pas seulement aux heures de recueillement et d’étude, mais saisissez-le à ces momens de liberté, de causerie intime, où l’esprit se délasse en courant sur tous sujets à toute bride : que d’arrêts justes, précis, ingénieux ! Qu’on ouvre sa correspondance : elle abonde en jugemens sur les hommes les plus divers, le cardinal de Richelieu, Tacite, l’Arioste, François Ier, le comte de Chesterfield, Grotius, Boulanger, Montesquieu, Cicéron. Voltaire répand aussi les plus spirituels aperçus sur le théâtre, sur l’histoire, sur la philosophie. Dans une de ses lettres, il rend la plus éclatante justice à Malebranche, et il ajoute : « Si Malebranche avait pu s’arrêter sur le bord de l’abîme, il eût été le plus grand, ou plutôt le seul métaphysicien ; mais il voulut parler au Verbe : il sauta dans l’abîme, et il disparut. » En écrivant à d’Alembert, Voltaire remarque qu’il faut que Benoît Spinoza ait été un esprit bien conciliant, car, dit-il, je vois que tout le monde retombe malgré soi