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suffisans pour cela : on fait plus difficilement des marins, mais on en créerait au besoin si la guerre, à son début, au lieu d’être décourageante, était glorieuse, et si quelques avantages éclatans venaient rétablir la confiance en nos armes. En présence même d’une révolution dans l’état naval qui condamnerait l’ancien matériel à pourrir inachevé sur nos chantiers et qui diminuerait l’importance de nos matelots, les bonnes institutions resteraient encore, avec l’ordre, la discipline et la pratique de la mer, les plus sûrs élémens de succès. D’ailleurs, quelles que soient les mesures qu’on adopte pour favoriser l’accroissement de notre inscription, quelque larges, quelque fécondes qu’on les suppose, elles n’auront point porté leurs fruits avant plusieurs années. En s’occupant de ce grave intérêt, on n’aura travaillé que pour un avenir plus ou moins éloigné, et nous croyons qu’on devrait songer, sans plus attendre, à fonder notre confiance sur un meilleur emploi des ressources existantes et des moyens actuels. C’est à ce point de vue, d’où l’on peut négliger tant de questions encore indécises, que nous aimerions à nous placer. Nous comprenons qu’on songe sérieusement à se préparer à la guerre qui peut éclater dans quinze ou vingt ans, mais nous demandons avant tout qu’il n’en puisse éclater une demain sans qu’elle trouve tous nos navires, dussions-nous en réduire encore le nombre, prêts à combattre l’ennemi avec avantage. Cet intérêt nous semble si pressant, qu’il absorbe chez nous toute autre préoccupation ; nous craignons, en effet, qu’il ne soit point suffisamment garanti par la sollicitude publique ; nous craignons qu’en divisant ses soins et ses crédits entre le présent et l’avenir, le pays ne soit porté à faire une trop large part au dernier, en un mot qu’en voulant trop vivement créer une grande marine, il ne soit enclin à négliger ce qui peut, dès aujourd’hui, lui en donner une bonne, prête à faire face à toutes les éventualités. Sans doute, si la sagesse des hommes d’état maîtrisait toujours les évènemens de ce monde, si la fougue populaire ne s’emparait jamais de leur direction, si la circonstance la plus imprévue, la complication la plus futile à sa naissance, ne pouvaient dominer, d’une façon souvent irrésistible, les calculs de la plus haute politique, sans doute alors on pourrait songer dès aujourd’hui à jouir plus pleinement des bienfaits de la paix et à écarter avec toutes pensées de guerre les charges que ces pensées imposent ; mais qui donc oserait se porter ainsi garant de l’avenir, après avoir été témoin du passé ? Le parti le plus sûr, tant que les peuples n’auront point complètement éteint leurs passions, sera toujours, nous osons l’affirmer, de ne point compter sur le calme du présent et de se tenir prêt pour l’éventualité du lendemain.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.
V. de Mars.