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Quand on n’est pas né Slave, avant d’envisager philologiquement toutes les langues et les littératures slaves en masse, il faut d’abord en connaître une suffisamment ; il faut autant que possible connaître la plus ancienne, la plus simple, celle qui donne le mieux la clé de toutes les autres. De même, pour bien apprécier la race slavone dans son ensemble, il est utile d’étudier d’abord les tribus de cette race qui, dans leurs mœurs, leurs lois, leur poésie, ont conservé avec le moins d’altération le type originel.

Cette langue, cette nation, cette poésie primitive slave, je crois les avoir trouvées en Illyrie. On me demandera sans doute comment je suis arrivé à cette conviction. Parti de l’idée qu’au fond de toute grande race il y a la tribu-mère, comme à l’origine de toute famille de langues il y a la langue-mère, j’avais cherché durant des années cette tribu et cette langue dans le nord de l’Europe. Nulle part je n’avais reconnu leur présence. Trouvant les Polonais et les Tchèques de Bohême dépositaires des plus anciens documens connus de l’histoire slave, j’en avais d’abord conclu que ces deux nations devaient être les plus anciennes, les plus originales de la famille slavone ; mais, en parcourant leurs provinces, je me convainquis de mon erreur. Le latinisme a trop profondément modifié le caractère primitif de la Pologne et de la Bohême, il est entré trop avant dans la vie même de l’homme des champs, et dans les cités le travail des idées modernes se fait trop sentir, pour qu’on puisse désormais, au milieu d’une telle fermentation, démêler aisément chez ces deux peuples le type natif de la race.

Après de vaines recherches, je me résignai enfin à aller demander ce type aux Russes ; mais je trouvai chez eux le génie slave aussi défiguré par les importations asiatiques, qu’il l’est en Pologne par les importations occidentales. Désespéré, je passai alors chez les Slaves qu’on dit barbares. — Tout avait contribué à m’y pousser. Le Polonais de Varsovie m’avait renvoyé aux montagnards cracoviens, aux Gorals indomptés des Karpathes, comme aux plus fidèles gardiens du caractère national. Les Russes de Moscou m’envoyaient à leur tour aux Russines de l’Oukraine et de la Gallicie, comme aux fondateurs de leur empire. Arrivé en Oukraine, je trouvais les mœurs, les légendes, les usages, toute la vie russine, tellement remplis de souvenirs méridionaux, que j’étais forcé d’aller chercher encore plus loin, dans le midi et dans l’orient, la fée gardienne du berceau slave. Ayant enfin traversé le Danube, je ne tardai pas à retrouver le Kosaque de l’Oukraine, le Russine de la Gallicie, le Goral polonais des Karpathes et le Goral bohême des Sudètes, en un mot toutes les tribus primitives des autres nations slaves admirablement résumées dans l’Illyrien des Balkans. Tout ce qui, chez les autres peuples slaves, ne vit plus qu’à l’état de légende et de mythe obscur s’offre encore à l’état de loi vivante dans cette immuable et poétique Illyrie. Ne devais-je pas en conclure que je touchais enfin au roc vif, au terrain de première formation, que les Serbes d’Illyrie étaient vraiment les plus anciens des Slaves ?

Pour obtenir une plus complète évidence, je me mis à jeter dans le creuset de la critique ceux des historiens modernes qui font émigrer en masse la