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d’une manière peut-être irréparable la bienveillance des États-Unis pour une cause dans laquelle elle était complètement désintéressée. M. le ministre des affaires étrangères ne déploie jamais plus de talent que dans les questions difficiles à défendre, et l’on sait que les théories ingénieuses ne lui manquent pas plus que l’éloquence pour détourner le cours naturel des idées. Nous doutons fort qu’il ait été lui-même pleinement convaincu par les brillans développemens auxquels il s’est livré en répondant à M. Pelet de la Lozère ; il sait trop bien que l’intérêt commercial est nul dans ce débat, et qu’il n’avait rien de contraire à l’annexion. Que Galveston soit la capitale d’une république indépendante ou la ville principale de l’un des états de l’Union, cela n’augmentera ni ne diminuera l’importance de nos transactions ; et, si le Texas se couvre d’une population abondante, il fournira à la France un marché non moins utile, quelle que soit la condition politique du pays. En ce qui touche à l’esclavage, il y avait quelque imprudence à en parler, lorsque, dans la négociation ouverte avec le Mexique pour obtenir la reconnaissance du Texas comme état indépendant, aucune allusion n’a été faite à ce grand intérêt moral. Reste la grande théorie de l’équilibre américain, qui ne saurait être sérieuse dans la pensée de M. le ministre des affaires étrangères. Il ne peut pas se faire qu’un esprit aussi éminent croie que le Mexique et la Nouvelle-Grenade soient en balance de forces avec l’Union américaine, et prenne pour l’avenir la charge d’équilibrer la race espagnole avec la race anglo-américaine. Vouloir persuader à la France qu’elle a un intérêt permanent à maintenir au-delà de l’Atlantique un équilibre indépendant de ses propres intérêts en Europe, c’est là une tentative qui ne survivra pas au besoin de la cause. La France n’a qu’un seul et même intérêt dans le monde, et elle aura plusieurs siècles encore à s’inquiéter de l’Angleterre avant d’avoir à s’alarmer du progrès des États-Unis, se fussent-ils étendus jusqu’à la mer Pacifique et même jusqu’à l’isthme de Panama. La conséquence naturelle des paroles de M. le ministre des affaires étrangères serait de faire prendre à la France couleur et parti dans l’affaire de l’Orégon, comme elle l’a fait si infructueusement dans celle du Texas. Est-ce là ce que voudrait le cabinet ? Nous en doutons fort ; nous doutons surtout qu’il vienne le confesser à la tribune, Le discours de M. Guizot rend impossible la médiation de la France, dont on avait un moment entretenu l’espoir. Quoi qu’il en soit, de nouveaux développemens sont nécessaires, et il est urgent que les deux chambres tracent d’une manière précise la ligne de parfaite neutralité où le pays entend se maintenir dans les complications qui peuvent survenir prochainement entre l’Amérique du Nord et l’Angleterre. L’attitude du parti whig dans le sénat, les discours de ses principaux orateurs, sont de nature à laisser redouter de graves difficultés, et il ne faudrait pas que, par une sorte d’amour platonique pour l’équilibre américain, la question de l’Orégon ou de la Californie nous mit un jour dans le cas de rompre une alliance plus nécessaire à la balance politique de l’Europe que l’indépendance du Texas n’est nécessaire à celle du nouveau continent.