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troupe et demi nus suivent en chantant les bœufs tardifs à l’aide desquels ils fécondent leurs sillons, et sont assurés d’avance de l’opulente moisson qui sera le prix de leurs sueurs, tandis qu’ici le pauvre, condamné à lutter contre une terre ingrate, sous un climat plus dur, ouvre péniblement le sol avec ses mules agiles, redoutant toujours de voir le fruit de ses fatigues emporté, avant qu’il ait mûri, par quelque irruption ennemie, ou, lorsqu’il est mûr, par un moine rusé, par la barbarie d’un seigneur tyrannique ou la violence des bandits qui habitent la montagne.

« Enfin ce siècle vit, dans la Bétique, un empire illustre et tout puissant, une nation grande, brillante et riche, mais dont la déchéance prochaine s’annonçait par la tyrannie des monarques et l’amour du peuple pour les voluptés amollissantes ; dans la contrée qu’arrose l’Arlanza, au contraire, un état naissant, les difficultés de la conquête, un gouvernement sans vigueur, des lois incertaines, des factions acharnées, une ignorance profonde, unie à la pauvreté ; mais une énergie, une constance et un courage qui faisaient augurer la grandeur que le ciel réservait à la Castille !… »


Un pareil éclat rappelle l’époque où le génie espagnol n’avait pas été corrompu encore par le faux goût et refroidi par le mélange des fadeurs mythologiques ; la forme et le fond sont ici en rapport. Il n’y a pas seulement dans ces vers cette fluide facilité descriptive, si commune dans les pays méridionaux, si naturelle avec une langue riche, sonore, harmonieuse, qui est elle-même une musique enivrante ; tout y atteste une inspiration renouvelée et vivace ; et, chose à observer, cet art de la composition, cette vue supérieure, cette force concentrique, qui font trop souvent défaut dans l’action, reparaissent dans les passages lyriques comme pour mieux marquer la vraie nature du poète. Le Bâtard maure méritait donc, à ce point de vue surtout, le succès durable qu’il obtint. Dans ses parties même les plus imparfaites, c’est encore une remarquable tentative. En remettant la poésie en présence de ce vaste domaine d’un passé héroïque, le duc de Rivas donnait un exemple fécond ; il imprimait à l’art une direction salutaire, et, s’il n’atteignait pas toujours le but, il prouvait du moins qu’il l’avait entrevu, qu’il en saisissait la grandeur ; son imagination, en pénétrant dans cette voie nouvelle, y faisait briller une de ces lumières soudaines que tous les esprits attendent, dans les momens de transformation, pour se mettre en marche.

Don Alvaro à la Fuerza del Sino a réalisé au théâtre, en 1835, un progrès analogue. Si l’on songe, d’un côté, à l’état d’abaissement où se trouvait, plus peut-être que tout autre genre de littérature, l’art dramatique au-delà des Pyrénées, aux difficultés que faisait peser sur lui une censure ignorante, implacable, qui ne tolérait que l’imitation