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Certes, c’est une scène qui n’est pas sans grandeur. Un indéfinissable sentiment de terreur s’éveille dans l’ame. Hier Mudarra s’abandonnait à une douce tristesse en songeant à l’incertitude de sa naissance ; ses occupations étaient d’aller porter des fleurs au tombeau de Zahira, sans savoir que la noble Moresque fût sa mère, et de parcourir les rives du Guadalquivir, le cœur plein de son amour naissant pour Kerima. Aujourd’hui il est sous le poids de ce passé de sang et de larmes, et ne voit devant lui qu’un avenir de vengeance. Ce n’est pas assez de la punition de Giaffar ; il faut qu’il aille compléter le châtiment que réclame l’honneur de sa race ; il faut qu’il aille chercher son père, mort peut-être, peut-être encore misérablement enfoui dans quelque prison de la Castille, et, en partant, il laisse un noble adieu à Kerima « Adieu, dit-il, Kerima… En accomplissant mon devoir, je chercherai la mort ; je la souhaite… Zahira fut ma mère ; ne laisse pas périr les fleurs qui entourent sa tombe sacrée… »

Durant ces vingt années qui ont conduit Mudarra à son âge viril, que s’est-il passé en Castille ? Gonzalo Gustios est resté toujours dans un cachot du château de Lerma, privé d’air et de lumière. Un geôlier venait lui annoncer le jour ; le soir, on frappait sept coups contre le mur, comme pour lui rappeler sans cesse, par ce signe sinistre, le sort de ses fils. A peine délivré de ses tortures par le nouveau comte de Castille, Fernan-Gonzalez, il peut ramener sa vieillesse flétrie dans les lieux même où il a été puissant et heureux, — au château de Salas ; mais ses yeux se sont usés dans les larmes, ses regards se sont éteints. Il ne reconnaît la ruine de son antique palais qu’en sentant le vent et la pluie lui fouetter le visage à son entrée. Les pierres se sont écroulées comme la grandeur de sa race. Ce malheur est un motif de plus pour que le peuple fête le retour inespéré du seigneur de Lara. C’est le moment où Mudarra arrive avec Zaïde à Salas. Gonzalo Gustios, en retrouvant ce fils de son ancien amour avec Zahira, qu’il croyait à jamais perdu pour lui, se livre à une joie d’enfant ; il l’entoure de ses vieilles caresses : « O ciel, dit-il, rends-moi un instant la vue ! que je puisse voir mon fils un instant, dussé-je rentrer après dans ma nuit éternelle ! » La foule elle-même se plaît à reconnaître le jeune Arabe ; en lui revivent tous les traits de Gonzalo, le fils préféré de Lara. De là naît même un touchant épisode, celui de la vieille Elvida, qui, après avoir perdu la raison en apprenant la mort du jeune Gonzalo qu’elle avait nourri de son lait, croit le voir revenu comme un voyageur qu’on ne semblait plus attendre, et se laisse aller à toutes les illusions d’un amour