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les réalités qu’ils ignorent. Sans aucun doute, ces conditions hasardeuses qu’affrontaient si aisément tant d’hommes célèbres se sont modifiées avec le temps ; l’idée qu’on se faisait du rôle de l’écrivain a changé aussi. Au fond cependant, des vicissitudes d’un nouveau genre ont vu se produire les mêmes caractères, la même facilité à se partager entre les exigences d’une vie semée d’agitations et d’embûches et les préoccupations littéraires, à se précipiter dans les plus chaudes mêlées, et à revenir aussitôt aux plus calmes, aux plus délicates recherches de l’art et de la science. Le duc de Rivas n’est point seul, sous ce rapport, en Espagne ; il n’est qu’un exemple de plus dans cette génération éprouvée dont Martinez de la Rosa, Toreno, Galiano, Isturitz, ont été les orateurs, les historiens, les publicistes : exemple éclatant, il est vrai, qui fait qu’on peut justement se demander si les souffrances, si les leçons quotidiennes des évènemens, toujours profitables à l’expérience, à la sagesse humaine, servent aussi à faire éclore et à développer les germes de poésie qui sont en nous !

Certes, ce serait un cruel sophisme, ainsi que l’a dit l’auteur de René, de vouloir imposer le malheur au génie comme un indispensable aliment. Le malheur corrompt bien plutôt le talent et le frappe d’une de ces langueurs morales pareilles aux maladies lentes, mais incurables, qui détruisent insensiblement le corps. La diversité même de la vie, les distractions laborieuses des honneurs, des devoirs publics, l’entraînement de nécessités pratiques toujours changeantes, sont plus souvent un obstacle qu’un stimulant ; ils émiettent, pour ainsi dire, nos facultés, ils émoussent ce qu’il y a de vertu littéraire dans l’esprit, et lui ôtent cette force de concentration qui fait son aptitude à la production intellectuelle. C’est le cours ordinaire des choses ; c’est une loi commune à cette foule de vocations indécises qui flottent entre tous les desseins, parce qu’elles ne cèdent à aucune impulsion puissante. Qu’on suppose pourtant, au milieu des épreuves que chaque jour multiplie, une nature heureuse, libre et désintéressée, vraiment marquée à l’origine, pour ainsi parler, du sceau de la Muse : rien ne saurait effacer en elle cette divine et primitive empreinte. Les fatigues des situations les plus diverses ne détourneront pas l’invincible penchant qui la ramène sans cesse vers la poésie comme vers la plus douce gloire ou la consolation la plus élevée. L’inspiration, bien loin de s’éteindre comme une flamme dispersée par le vent, jaillira plus rapide et plus vive, nourrie de ces émotions viriles qu’éveillent dans le cœur les mille accidens d’une destinée orageuse. Quel plus grand intérêt que celui de voir ainsi l’homme