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profit, et qui de près se font pardonner leurs vices par une certaine facilité et indulgence[1].

Mme du Deffand, malgré le beau rôle de confidente qu’elle partage avec Mme de Parabère et les louanges reconnaissantes de la fin, est jugée sévèrement dans cette correspondance d’Aïssé ; rien ne peut compenser l’effet de la lettre XVI, où se trouve racontée cette étrange histoire du raccommodement de la dame avec son mari, cette reprise de six semaines, puis le dégoût, l’ennui, le départ forcé du pauvre homme, et l’inconséquente délaissée qui demeure à la fois sans mari et sans amant. Toute cette avant-scène de la vie de Mme du Deffand serait restée inconnue sans le récit d’Aïssé. Je sais quelqu’un qui a écrit : « Ce qu’était l’abîme qu’on disait que Pascal voyait toujours près de lui, l’ennui l’était à Mme du Deffand ; la crainte de l’ennui était son abîme à elle, que son imagination voyait constamment et contre lequel elle cherchait des préservatifs et, comme elle disait, des parapets dans la présence des personnes qui la pouvaient désennuyer. » Jamais on n’a mieux compris cet effrayant empire de l’ennui sur un esprit bien fait, que le jour où, malgré les plus belles résolutions du monde, l’ennui que lui cause son mari se peint si en plein sur sa figure, — où, sans le brusquer, sans lui faire querelle, elle a un air si naturellement triste et désespéré, que l’ennuyeux lui-même n’y tient pas et prend le parti de déguerpir. Mme du Deffand, on l’apprend aussi par là, eut beaucoup à faire pour réparer, pour regagner la considération qu’elle avait su perdre, même dans ce monde si peu rebelle. Elle y travailla, elle y réussit complètement avec les années ; dix ou douze ans après cette vilaine aventure, elle avait la meilleure maison de Paris, la compagnie la plus choisie, les amis les plus illustres, les plus délicats ou les plus austères, Hénault, Montesquieu, d’Alembert lui-même. Plus les yeux qu’elle avait eus si beaux se fermèrent, et plus son règne s’assura. On le conçoit même aujourd’hui encore

  1. Les lettres qu’on a publiées de Mme de Tencin au duc de Richelieu ne sont pas faites pour diminuer l’idée qu’on a de son ambition effrénée et de ses manéges, mais elles sont propres à donner une assez grande idée de la fermeté de son esprit. Le caractère apathique et nul de Louis XV ne paraît jamais plus méprisable que lorsqu’il lui mérite le mépris de Mme de Tencin. Parlant du relâchement et de l’anarchie croissante au sein du pouvoir, elle prédit la ruine aussi nettement qu’Aïssé l’a fait tout à l’heure : « A moins que Dieu n’y mette visiblement la main, il est physiquement impossible que l’État ne culbute. » (Lettre de Mme de Tencin au duc de Richelieu, du 18 novembre 1743.)