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chez elle, à sa campagne de Marsilly, près de Nogent-sur-Seine ; tantôt elle habitait chez lui, à sa jolie retraite de la Source, près d’Orléans, où Voltaire les visitait. Dans un voyage qu’elle fit à Londres pour les intérêts de l’homme illustre et orageux dont elle avait su fixer le cœur, elle avait paru comme sa femme et elle en garda le nom, quoique de malins amis aient voulu douter que le sacrement ait jamais consacré entre eux le lien. Peu nous importe ici elle était bonne, elle était indulgente ; elle entra vivement dans les tourmens de la pauvre Aïssé et n’épargna rien pour pourvoir à ses embarras. Elle fit semblant de l’emmener en Angleterre vers la fin de mai 1724 : pendant ce temps, Bolingbroke, resté en France, écrivait de la Source à Mme de Ferriol, pour mieux déjouer tous soupçons (2 juin 1724) : « Avez-vous eu des nouvelles d’Aïssé ? La marquise (Mme de Villette) m’écrit de Douvres elle y est arrivée vendredi au soir, après le passage du monde le plus favorable. La mer ne lui a causé qu’un peu de tourment de tête ; mais, pour sa compagne de voyage, elle a rendu son dîner aux poissons. »

On conjecture que ce fut à cette époque même qu’Aïssé, retirée dans un faubourg de Paris, entourée des soins du chevalier et assistée de la fidèle Sophie, sa femme de chambre, donna le jour à une fille, qui fut baptisée sous le nom de Célénie Leblond. On retrouve lady Bolingbroke de retour en France dès septembre 1724 ; probablement elle fut censée ramener sa compagne ; les détails du stratagème nous échappent. Il est certain d’ailleurs qu’elle se chargea d’abord de l’enfant ; elle put l’emmener en Angleterre où elle retournait à la fin d’octobre, même année ; quelque temps après, la petite fille reparut pour être placée au couvent de Notre-Dame à Sens, sous le nom de miss Black[1] et à titre de nièce de lord Bolingbroke. L’abbesse de ce couvent était une fille même de Mme de Villette, née du premier mariage. Tout cela, on le voit, concorde et s’explique à merveille ; on a le cadre et le canevas du roman ; mais c’est de la physionomie des personnages et de la nature des sentimens qu’il tire son véritable et durable intérêt.

Le chevalier d’Aydie, dans sa jeunesse, offrait plus d’un de ces traits qui s’adaptent d’eux-mêmes à un héros de roman ; Voltaire, écrivant à Thieriot et lui parlant de sa tragédie d'Adélaïde Du Guesclin à laquelle il travaillait alors, disait (24 février 1733) : « C’est un sujet tout français et tout de mon invention, où j’ai fourré le plus que j’ai pu

  1. Ce nom de fantaisie, miss Black, semble avoir été donné pour faire contraste et contre-vérité à celui de Célénie Leblond.