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naissante de la jeune fille se confond encore dans l’ignorance de l’enfant, alors qu’on peut dire :

Il n’est déjà plus nuit, il n’est pas encor jour.


Or, ces années-là, ces années entre chien et loup, elle les passa à quatre cents lieues de M. de Ferriol, et rien n’est plus probant en telle matière que l'alibi[1]. Lorsqu’il revint dans l’été de 1711, elle avait déjà atteint à cet âge où l’on n’est plus abusée que lorsqu’on le veut bien ; elle avait de dix-sept à dix-huit ans, et M. de Ferriol en avait environ soixante-quatre. Ce sont là aussi des garanties, surtout, je le répète, quand le caractère d’ailleurs est bien connu, et qu’on a affaire à une personne d’esprit et de cœur, qui va tout à l’heure résister au Régent de France.

A quelle date la lettre qu’on a lue fut-elle écrite ? Dans quelle circonstance et à quelle occasion ? Mile Aïssé, en ses lettres, a raconté avec enjouement l’histoire de ce qu’elle appelle ses amours avec le duc de Gèvres, amours de deux enfans de huit à dix ans et dont elle se moquait à douze : « Comme on nous voyait toujours ensemble, les gouverneurs et les gouvernantes en firent des plaisanteries entre eux, et cela vint aux oreilles de mon aga, qui, comme vous le jugez, fit un beau roman de tout cela. » Serait-ce à propos de ce bruit, commenté et grossi après coup, que la semonce aurait été écrite ? A-t-elle pu l’être de Constantinople même, et en prévision du retour, ce qui serait une grossièreté de plus ? Quoi qu’il en soit, dans cette même lettre où Mlle Aïssé raconte ses amours enfantines, elle ajoute, en s’adressant à son amie, Mme de Calandrini : « Quoi, madame ! vous me croiriez capable de vous tromper ! Je vous ai fait l’aveu de toutes mes faiblesses, elles sont bien grandes ; mais jamais je n’ai pu aimer qui je ne pouvais estimer. Si ma raison n’a pu vaincre ma passion, mon cœur ne pouvait être séduit que par la vertu ou par tout ce qui en avait

  1. On a dit dans une note précédente qu’il résidait à Constantinople en qualité d’ambassadeur ; il y était arrivé le 11 janvier 1700. Tandis qu’Aïssé, en France, cessait d’être un enfant, il avait maille à partir ailleurs ; l’extrait suivant, puisé aux sources, ne laisse rien à désirer : « En 1709, des plaintes ayant été portées contre lui par divers membres de la nation française, il est rappelé le 27 mars 1710. Son rappel est fondé sur l’état de sa santé, dont il ne se plaint pas. Bien que remplacé par le comte Desalleurs, qui prend en main les affaires de l’ambassade le 2 novembre 1710, M. de Ferriol n’en continue pas moins de correspondre avec la cour sur les affaires, se plaint vivement de M. Desalleurs, qui le lui rend bien, et enfin s’embarque le 30 mars 1711 pour la France, où il arrive le 23 mai. »