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mauvaises langues aucune prise sur vous ; soyés aussy un peu circonspecte sur le choix de vos amyes, et ne vous livrés à elles que de bonne sorte, et quand je seray content, vous trouverés en moy ce que vous ne trouveriés en nul autre, les nœuds à part qui nous lient indissolublement. Je t’embrasse, ma chère Aïssé, de tout mon cœur. »


Voilà une lettre qui, certes, est bien capable, à première lecture, de donner la chair de poule aux amis délicats de la tendre Aïssé ; M. de La Porte, qui la publia en 1828, la prend dans son sens le plus grave, sans même songer à la discuter ; si alarmante qu’elle soit, elle se trouve pourtant moins accablante à la réflexion, et, pour mon compte, je me range tout-à-fait à l’avis de M. Ravenel, que notre ami, M. Labitte, partageait également : cette lettre ne me fait pas rendre les armes du premier coup. Qu’y voit-on en effet ? Raisonnons un peu. On y voit qu’à un certain moment M. de Ferriol fut jaloux de quelqu’un dont on commençait à jaser auprès d’Aïssé, qu’à cette occasion il signifia à celle-ci ses intentions, jusque-là obscures, et sa volonté, dont elle avait pu douter, se considérant plutôt comme sa fille : Le même destin veut que vous soyez l’une et l’autre… Cette parole, remarquez-le bien, s’applique à l’avenir bien plus naturellement qu’au passé. L’enfant est devenue une jeune fille ; elle n’a pas moins de dix-sept ou dix-huit ans, alors que M. de Ferriol (je le suppose rentré en France) a soixante ans bien sonnés, car il ne rentre qu’en mai 1711[1]. Voilà donc qu’aux premiers nœuds, en quelque sorte légitimes, qui, dit-il, les lient déjà indissolublement, et qu’il a soin de mettre à part, le tuteur et maître croit que le temps est venu d’en ajouter d’autres. Il se déclare pour la première fois nettement, il se propose et prétend s’imposer : reste toujours à savoir s’il fut accepté, et rien ne le prouve. J’insiste là-dessus : la phrase qui, lue isolément, semblait constater une situation établie, accomplie, et sur laquelle on s’est jusqu’ici fondé, comme sur une pièce de conviction, pour rendre l’esclave à son maître, n’indique qu’un ordre pour l’avenir, un commandement à la turque ; or, encore une fois, rien n’indique que l’aga ait été obéi.

Je ne parle ici qu’en me réduisant aux termes mêmes de la lettre, mais il y a plus, il y a mieux : le caractère d’Aïssé est connu, sa noblesse, sa délicatesse de sentimens, sont manifestes dans ses lettres et par tout l’ensemble de sa conduite. Il n’y avait pour elle de ce côté-là qu’un danger, c’était dans ces années obscures, indécises, où la puberté

  1. Lorsqu’il mourut en octobre 1722, il est dit dans les registres de Saint-Roch qu’il était âgé d’environ soixante-quinze ans.