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Les trois puissances spoliatrices purent donc accomplir leur œuvre sans obstacles. Ce fut une véritable curée. L’avidité avec laquelle le roi Frédéric, en particulier, se jeta sur sa proie, a quelque chose de révoltant.

Bien que le caractère de ce prince philosophe, de cet ami de Voltaire, soit déjà suffisamment connu, les lettres de M. Harris fournissent cependant encore à ce sujet des traits curieux. Frédéric offrait les contradictions les plus étranges, quelquefois jetant l’argent par les fenêtres, mais plus régulièrement d’une avarice sordide. Aussi, lorsqu’il donnait des fêtes, il réglait tout lui-même, jusqu’au nombre des bougies. A une de ces fêtes à laquelle assistait le ministre anglais, tous les appartemens, sauf la salle du souper, étaient éclairés avec une seule bougie. Le souper était mauvais, les vins étaient frelatés. Après la danse, M. Harris demandait du vin et de l’eau ; on lui dit : Il n’y a plus de vin, mais on peut vous donner du thé. Le roi dirigeait lui-même l’éclairage dans la salle de bal, et, pendant cette opération, la reine, la famille royale et tout le monde attendaient sans lumière, le roi n’ayant pas voulu qu’on allumât d’avance. Étant à Postdam, il eut à traiter à Berlin la landgrave de Hesse-Cassel et la princesse de Wurtemberg. Il écrivit à son contrôleur de la bouche une lettre dans laquelle, après avoir fait une sortie contre la filouterie des domestiques en général, il faisait un menu très détaillé des dîners, fixant la qualité et le nombre des plats, et toujours celui des bougies, qui paraissaient le préoccuper beaucoup. Un jour qu’il faisait venir une douzaine de bouteilles de vin de Bordeaux, il disait : « Il faut que j’écorche un paysan saxon pour me rembourser. » Heureux temps ! Il disait aussi à son ministre en Danemark, qui demandait des frais de représentation : « Vous êtes un prodigue ; sachez qu’il est beaucoup plus sain d’aller à pied qu’en voiture, et que, pour manger, la table d’autrui est toujours la meilleure. »

En revanche, ce grand guerrier jouait parfaitement de la flûte, et il attachait à ses talens d’artiste un excessif amour-propre. Il n’invitait presque personne à ses concerts, et, quand il devait jouer un nouveau morceau, il s’enfermait des heures entières dans son cabinet pour répéter ; et même alors, quand il commençait, Frédéric, hélas ! le grand Frédéric, le premier capitaine de son siècle, tremblait comme une débutante. Il paraît qu’il avait une belle collection de flûtes ; il avait créé un conservateur pour les tenir en ordre. Il n’avait qu’un seul faiseur, et payait chaque flûte cent ducats. Il fallait qu’il fût bien malade un jour qu’il en cassa une sur le dos d’un hussard. « Dans sa dernière