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aveugles, des manchots, des culs-de-jatte, que sais-je encore ? Désiriez-vous un bossu, un pied-bot, on avait toujours là de quoi vous le faire. Pour le coup, c’est trop fort : vous vous attendez sans doute qu’au récit de ces incroyables forfaits, l’indignation romaine va éclater. « Les enfans exposés, ajoute froidement Sénèque, ne comptent pas, puisqu’ils sont esclaves. Telle est la loi. » Le monde en était là, quand un petit enfant naquit à Bethléem dans une étable. Le christianisme changea les idées anciennes sur l’exercice du droit ; il protégea la vie de l’homme jusque dans le sein de sa mère, il fit de la faiblesse une vertu qui attire les yeux et touche le cœur de Dieu même. Comment l’enfant ne fût-il pas devenu sacré sous l’empire de ces nouvelles croyances ? Le malheur de ceux qui avaient été délaissés à leur naissance devint un titre de plus en leur faveur aux yeux de la société chrétienne ; la crèche sauva dans le monde les nouveau-nés qui n’avaient point de berceau. Il faut d’ailleurs bien se garder de croire qu’un tel résultat fut instantané. Non ; les abus consacrés par la loi humaine ne se redressent pas avec cette rapidité heureuse. Les premiers temps de l’ère chrétienne nous présentent une lutte opiniâtre entre les anciennes mœurs et celles que la nouvelle croyance voulait établir. Nous avons besoin de traverser plusieurs siècles et d’arriver jusqu’à Constantin pour trouver dans l’ordre civil quelques dispositions bienveillantes en faveur des victimes du délaissement et de la cupidité. Constantin n’osa pas toutefois abolir la servitude qui pesait encore sur les enfans trouvés ; ce fut l’œuvre de Justinien. A lui était réservée la gloire d’effacer la tache originelle que l’abandon imprimait sur le front de ces malheureux. Durant le moyen-âge, la législation qui concernait les enfans exposés n’avait rien de très arrêté ; tour à tour serfs ou vassaux des seigneurs hauts justiciers sur le territoire desquels ils avaient été trouvés, leur condition était alors passée sous silence. En 1670, Louis XIV, en fondant un hospice, assimila, dans la ville de Paris, le sort des enfans trouvés à celui des autres citoyens de l’état.

La religion chrétienne avait fait de la charité une vertu : la philosophie du XVIIIe siècle en fit une science. Elle démontra le prix d’un homme aux yeux de la société, dont il accroît le bien-être et la richesse par son travail. Cette science, connue de nos jours sous le nom d’économie politique, acheva l’œuvre de Vincent de Paule. La révolution de 89, qui venait rendre à la vie sociale tous les membres regardés jusque-là comme déchus, ne pouvait laisser dans l’oubli les enfans trouvés. Elle changea complètement en France la situation de ces victimes du préjugé, les plaça sous l’empire d’une juridiction uniforme