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proposé d’établir, à l’importation des blés étrangers, un droit fixe de 8 shillings d’abord, et, plus tard, de 5 shillings. C’était une position analogue à celle que sir Robert Peel occupait dans le parti conservateur, où il travaillait à modérer les tendances restrictives, comme les whigs les tendances libérales. En quittant ce terrain de la transaction, lord John Russell venait proclamer que le temps des demi-mesures était passé, et il déjouait par avance toute tentative du gouvernement pour s’y maintenir.

La démarche d’un homme d’état qui dirigeait depuis onze ans la fraction libérale dans la chambre des communes ne pouvait pas être un acte individuel ni isolé. Pourtant cet acte avait encore une portée plus grande que celle d’un simple engagement de parti, car il impliquait l’adhésion d’une fraction de l’aristocratie aux doctrines de liberté que l’aristocratie avait considérées jusqu’alors comme fatales à son pouvoir et à sa richesse. C’est au nom des grandes familles whigs que lord John Russell a dit : « La lutte que l’on soutient pour rendre le pain rare et cher, quand il est évident qu’une partie au moins de ce prix additionnel sert à augmenter le taux des fermages, ne peut que faire le plus grand tort à une aristocratie qui, cette semence de division une fois écartée, resterait forte par la propriété, forte par la constitution du parlement, forte par l’appui de l’opinion publique, forte par l’ancienneté de ses relations, et par la mémoire de ses immortels services. »

C’est un des caractères distinctifs du gouvernement en Angleterre que le parti conservateur, le parti qui ne sépare pas l’église de l’état, le parti aristocratique par excellence, prend volontiers pour alliés et pour chefs des hommes qui semblaient devoir être les organes naturels de la bourgeoisie, et qui portent encore sur leur front la rouille de la roture. La noblesse de lord Lyndhurst lui est personnelle ; celle de sir Robert Peel date à peine de deux générations. En revanche, le parti libéral n’est capable que d’une agitation plus ou moins stérile, tant qu’il n’a pas à sa tête quelques membres de la classe privilégiée ; il rappelle, trait pour trait, ces milices du moyen age, qui ne savaient combattre que lorsqu’un chevalier apportait la discipline dans leurs rangs et les menait au combat. Sous ce rapport, la lettre de lord John Russell a fait plus que la propagande organisée par la ligue ; elle a déterminé l’adhésion de lord Morpeth, de lord Kinnaird, et la résignation de beaucoup d’autres ; elle a décidé la haute banque et le haut commerce ; elle a rendu possible ce meeting vraiment extraordinaire, dans lequel M. Cobden a porté la parole devant le lord-maire et sous les voûtes de Guildhall.