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fourni à M. Guizot l’occasion d’un discours qu’il ne tardera peut-être pas à regretter. Il pouvait paraître habile, sans doute, de venir défendre le gouvernement autrichien contre l’un des représentans du parti légitimiste : c’est une heureuse fortune pour un pouvoir sorti d’une révolution populaire que d’être aujourd’hui l’un des plus solides points d’appui de l’ordre social ébranlé par toute l’Europe ; mais ce n’est pas au moment des massacres de la Gallicie qu’une telle apologie de la monarchie autrichienne saurait être acceptée. Les suffrages conquis à la chancellerie de Vienne ne compensent pas l’irritation que l’on peut susciter à Paris. Notre gouvernement ne doit jamais sacrifier sa propre popularité au désir, si légitime qu’il soit, d’établir de bons rapports entre les cabinets étrangers et la France de 1830. Nous nous croyons les interprètes d’un grand nombre d’amis politiques de M. le ministre des affaires étrangères en affirmant que ses paroles n’ont pas répondu aux sentimens de la chambre et du parti conservateur lui-même. Il n’y a rien de paradoxal à dire que son talent et son habileté consommée ont été vaincus cette fois par le généreux entraînement de l’un des plus jeunes membres du parti ministériel. M. de Castellane a parlé en homme convaincu et au courant des faits ; ses paroles nettes et précises ont infirmé des assertions contre lesquelles avait protesté la froideur significative de la majorité elle-même.

Il est d’ailleurs une autre question que nous n’hésitons pas à soumettre à l’esprit éminent de M. le ministre des affaires étrangères. Qu’il décourageât les Polonais de toute tentative téméraire, on le comprend ; qu’il professât le respect le plus scrupuleux pour les traités qui règlent la constitution territoriale de l’Europe, c’était son devoir ; mais croit-il qu’il soit bon et politique de renoncer au bénéfice de toutes les éventualités, de montrer à la Pologne son malheur comme un malheur sans espérance, la condamnation contre laquelle elle proteste au nom de la conscience et du droit comme une condamnation irrévocable ? M. Guizot regarde-t-il l’état territorial de l’Europe comme fixé à jamais ? N’admettrait-il pas au moins la possibilité d’une crise que chacun pressent ? Ne croit-il pas qu’il suffira quelque jour de la seule question orientale pour bouleverser tous les intérêts, et donner ouverture aux perspectives les plus nouvelles ? Est-il habile d’enchaîner l’avenir et de limiter les évènemens, lorsqu’on s’adresse à la fois et à la Pologne et à la France, c’est-à-dire à la plus malheureuse des nations et au plus entreprenant des peuples ? M. le ministre des affaires étrangères a trop étudié l’histoire pour ne pas croire à la justice, même à travers les siècles, et il touche de trop près aux réalités contemporaines pour ne pas sentir les craquemens d’un édifice que la France serait coupable, assurément, de précipiter vers sa ruine, mais qu’elle n’a pas reçu mission de protéger contre l’action du temps. Respecter les traités de 1815 tant que la Providence ne les aura pas déchirés, c’est l’obligation de la France ; préparer d’autres perspectives aux peuples qui se confient à son désintéressement et à sa justice, c’est son droit, et peut-être aussi son devoir. Tromper le malheur est un tort sans doute, comme le dit