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résulter pour le genre humain, écrivait à Swift (6 mai 1730) : « J’ai pensé quelquefois que, si les prédicateurs, les bourreaux et les auteurs qui écrivent sur la morale, arrêtent ou même retardent un peu les progrès du vice, ils font tout ce dont la nature humaine est capable ; une réformation réelle ne saurait être produite par des moyens ordinaires : elle en exige qui puissent servir à la fois de châtimens et de leçons ; c’est par des calamités nationales qu’une corruption nationale doit se guérir. » Voilà encore une de ces paroles qui serviraient bien d’épigraphe et de devise à une histoire de la révolution française.

Ce qu’il y avait d’extrêmement neuf et de singulièrement hardi dans l’œuvre de M. Mignet, c’était l’application qu’il faisait de ces lois, telles qu’elles lui apparaissaient, à un sujet si récent et à la représentation d’une époque dont tant d’acteurs, de témoins ou de victimes, existaient encore. Cette application à bout portant était absolue de sa part, elle était inflexible. Selon lui, les intentions quelconques, même des principaux personnages, les passions et intérêts individuels, ont leurs limites d’influence et ne sauraient contrarier ni affecter puissamment le système général de l’histoire. Nous dirons tout à l’heure comment il conçoit ce système dans son universalité ; mais, à cette époque et en cette crise de notre révolution, cela lui devenait plus évident encore. Il y régla donc son récit et ses jugemens ; il fit saillir la force principale et en dégagea fermement les résultats. S’attachant à un ordre unique de causes, il négligea toutes celles qui n’avaient agi que pour une part indéterminée et confusément appréciable, comme s’il en avait trop coûté à son esprit rigoureux d’admettre de la réalité autre part que là où il découvrait de l’ordre et des lois. C’est ainsi qu’il atteignit son but et put livrer aux enfans du lendemain de la révolution une histoire claire, significative, avouable dans, ses points décisifs et honorable, grandiose jusqu’en ses excès, peut-être inévitable, hélas ! en ses quelques pages les plus sanglantes, et dont les divers temps se gravèrent ineffaçablement du premier jour dans toutes les mémoires encore vierges. S’il y eut des traces trop manifestes de système et comme des plis forcés à certains endroits, je répondrai : Que voulez-vous ? c’est ainsi qu’il convient plus ou moins que l’histoire s’arrange pour être portative et pouvoir entrer commodément dans le sac de voyage de l’humanité.

L’homme, il faut bien se le dire, n’atteint en rien la réalité, le fond même des choses, pas plus en histoire que dans le reste ; il n’arrive à concevoir et à reproduire que moyennant des méthodes et des points de vue qu’il se donne. L’histoire est donc un art ; il y met du sien, de