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abondent, car, sur le sol privilégié dont les échos répètent encore les chœurs de Sophocle, il n’est pas une pierre qui n’ait son nom, son concert et sa poésie ; mais, dans ces pages si remplies, la main la plus chagrine ne trouverait rien à retrancher.

Quelques jours après, nous abordions à Rhodes, charmés de la perspective d’y retrouver cet observateur tout à la fois enthousiaste et gai, si bien Grec par l’instruction, si bien Français par le caractère. Cette fois, des souvenirs d’une nature plus intime allaient, sur le terrain de la chevalerie, solliciter chez lui des émotions nouvelles, et jeter un pont lumineux sur l’abîme de siècles et d’évènemens qui sépare l’antique Hellade de la France contemporaine. Le heaume du croisé est un excellent intermédiaire entre la couronne du sacrificateur et le chapeau du pèlerin moderne. Malheureusement les vents contraires retardèrent de trois jours la relâche de M. d’Estourmel. Il vint à Rhodes le lendemain de notre départ, et s’y livra de bon cœur à ces recherches où des titres de famille, facilement découverts dans ces archives de pierre que la magnanimité indolente des Turcs a gardées intactes, le dédommagèrent amplement de sa fatigue. Les titres, à Rhodes, s’écrivaient avec du sang ; ils étaient scellés par la gloire. Le morceau qui concerne cet héroïque abri des hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem est un des plus remarquables du premier volume par sa clarté et par sa couleur.

« Le moyen-âge est resté à Rhodes avec tout son appareil guerrier, ses tourelles, ses créneaux, ses ogives, ses armoiries. Nous possédons chez nous quelques maisons de ce genre ; mais une cité tout entière, c’était un spectacle complètement nouveau pour moi. Le port où nous descendîmes est bordé de quais en grande partie ruinés et de longues murailles hérissées de meurtrières ; une belle et haute tour carrée, crénelée, flanquée à son sommet de quatre tourillons, s’élève au-dessus des autres fortifications. Lors du siège, elle s’appelait la tour Saint-Nicolas, et elle fut vigoureusement défendue par un castellane. Une fois les portes franchies, on pénètre à travers un assemblage de maisons bâties en pierre, à petites croisées carrées, à portes basses et cintrées, avec des trottoirs qui ne laissent entre eux qu’une voie étroite. Quelques rues, mieux percées, forment le quartier noble, le faubourg Saint-Germain de Rhodes. Une d’elles, la plus droite et la plus large, a conservé le nom de rue des Chevaliers ; elle traverse la ville, aboutissant d’un côté à la mosquée, près de la porte du fort, de l’autre à l’ancienne église patronale de Saint-Jean. Les hôtels qui la bordent sont tels qu’ils étaient à la fin du