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que la division d’une grande bibliothèque, telle que la Bibliothèque royale, en sections séparées n’est qu’une chimère, » et qu’il faut, conformément au règlement de 1828, que « tous les employés, dans leurs dépôts respectifs, s’occupent exclusivement et sans distinction de tout ce qui concerne le service. » Autant vaudrait leur demander la science universelle. Mais, pour se montrer aussi exigeant, quelle position leur a-t-on faite jusqu’ici ? Les hauts fonctionnaires étant pris pour la plupart en dehors du personnel actif et de la hiérarchie de la Bibliothèque, chacun voit devant soi une barrière infranchissable. Les auxiliaires qui espèrent 1,200 francs après vingt ans de service, les surnuméraires qui ne gagnent rien, et les aspirans surnuméraires, c’est-à-dire d’honnêtes jeunes gens qui aspirent à ne rien gagner, après s’être laissé prendre aux amorces de la science, sentent vite le découragement éteindre leur vocation ; ceux qui ont conscience de leur valeur ne cherchent point leur avenir de ce côté, et souvent ils quittent la Bibliothèque au moment même où ils commençaient à la connaître, et d’autant plus volontiers que le service est fatigant à l’excès, car le nombre des lecteurs s’est élevé depuis quinze ans de cent cinquante environ à quatre cents, terme moyen, par séance. Du reste, on aurait tort de conclure de là que le niveau de l’instruction s’élève en proportion des liseurs, et il suffit d’une visite à la Bibliothèque du roi pour constater que le nombre des oisifs, des ignorans ou des maniaques l’emporte, et de beaucoup, sur le nombre des travailleurs sérieux. Il y a là toute une population d’habitués malheureux qui ont quitté pour la littérature les occupations positives, et qui, trompés comme Ève par le démon de la curiosité et de l’orgueil, sont tombés comme elle en touchant à l’arbre de la science, ce qui tendrait à prouver que la lumière perd souvent en éclat ce qu’elle gagne en diffusion, et que les bibliothèques, comme toutes les choses de ce monde, entraînent avec elles plus d’un abus, car elles multiplient les faux savans[1], elles encouragent une sorte d’oisiveté laborieuse plus fatale à certaines natures que le repos et la réflexion, elles favorisent la production hâtive et toujours croissante des livres ; et par la facilité de trouver les outils, le métier, dans l’histoire, dans les sciences, plus encore que dans la littérature, tend chaque jour à se substituer au travail sérieux, à la recherche originale, aux libres inspirations. La théologie est morte étouffée sous la glose ; l’érudition, dans la philosophie, tue l’idée ; l’abus des livres peut tuer la science.

En insistant plus longuement sur le détail, il nous serait facile de trouver

  1. On cite, touchant l’ignorance de certains habitués, des anecdotes tout-à-fait caractéristiques : ainsi, par exemple, on demande les Tables de Moïse, d’après celles du mont Sinaï ; un livre sur tout ce qu’il y a de plus intéressant au monde ; Homère, poème d’Achille, le philosophe le plus ancien ; Biographie du sortilège, par Ducange. Du reste, il faut ajouter que certains employés sont tout-à-fait dignes de ce public ; on en a vu, même parmi les dignitaires, chercher Sansénius au mot Senius d’abord, et ensuite au mot Jean. Nous pourrions multiplier à l’infini ces exemples ; mais peut-être trouvera-t-on que c’est déjà trop de puérilités.