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Calypso, pour se soulager de la flamme qui coulait dans son sein, donne à porter à sa suivante Eucharis, qu’est-ce autre chose qu’une manière de se dérober à des peintures interdites au caractère du prêtre ? Eucharis inspire à Calypso une jalousie qui fait songer à celle d’Hermione. Cette prose agréable et facile, qui se joue autour du cœur et qui n’y pénètre pas, nous fait adorer les vers de Virgile et de Racine, qui sont comme la langue naturelle de l’amour.

Voici une dernière cause du froid dans le Télémaque. Les païens y sont trop chrétiens. Je ne veux point parler de certains principes de morale qui, pour n’avoir été clairement enseignés que par le christianisme, pouvaient se trouver au fond de quelqu’une des grandes ames du monde païen, d’un Socrate par exemple ; il s’agit des principes que le christianisme seul a pu révéler à l’homme, parce qu’il a fait naître en lui la faculté qui les conçoit ; il s’agit de ces vérités qui seraient demeurées inconnues à dix générations de Socrates se succédant dans le monde païen. En mêlant ces vérités aux vues de la sagesse antique et en faisant parler Mentor comme l’Évangile, Fénelon a plus d’une fois discrédité la plus belle morale par l’incompétence, si je puis parler ainsi, du personnage qui l’enseigne.

Ces défauts du Télémaque ne sont d’ailleurs sensibles qu’aux personnes assez instruites pour discerner tous les genres de convenances dans les ouvrages de l’esprit. Elles seules peuvent s’offenser de voir les vives couleurs de l’antiquité païenne s’éteindre sous le pinceau languissant ou timide d’un prélat chrétien. Aussi, un certain âge passé, Télémaque est-il peu lu, quoiqu’il soit plein de beautés qui vont aux esprits mûrs. Pour l’estimer son prix, il serait besoin de se rappeler, en le lisant, quel but s’est proposé Fénelon et pour quel lecteur il a écrit.

Fénelon voulait faire voir au duc de Bourgogne, dans un cadre propre à intéresser son imagination, tout le détail des devoirs qui l’attendaient sur le trône, et le munir en quelque sorte de bonnes impressions et de précautions efficaces sur tous les points de la conduite d’un roi. Aucun sujet n’y convenait mieux que les aventures de Télémaque. Quoi de plus ingénieux que de donner pour modèle de conduite au petit-fils de Louis XIV le fils d’un des plus grands rois de la Grèce héroïque ? Quel dessein plus élevé, plus religieux, que de montrer dans l’élève de Mentor, quoique si bien doué par les dieux, fils d’une telle mère et d’un tel père, si accoutumé aux grands exemples, combien le secours des dieux lui est nécessaire pour ne point manquer à sa naissance ni à ses devoirs, et quel peu de mérite nous avons dans les actions qui nous honorent le plus aux yeux des hommes ? Par le