Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/1006

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne cache pas assez Fénelon. Nous sommes presque plus souvent à Versailles qu’à Salente, et tantôt il semble voir Télémaque recevant des conseils pour régner sur la France du XVIIIe siècle, tantôt le duc de Bourgogne instruit à gouverner quelque jour l’île d’Ithaque. Au moment même où l’imagination de l’auteur nous emporte dans le monde d’Homère, une allusion, un détail emprunté à un autre monde, un anachronisme de politique ou de morale, nous ramènent au temps de la guerre de la succession et du quiétisme.

Une autre cause du froid de cet ouvrage, c’est que l’Olympe païen y est représenté par un chrétien et l’amour par un prêtre. Homère a peint ses dieux comme son temps les voyait. Leurs images remplissaient les terres et les mers. Sans cesse mêlés parmi les mortels, on les attendait comme des hôtes, et on croyait quelquefois saluer un dieu dans l’étranger qu’un visage noble, un air de majesté, distinguaient des autres hommes. Virgile, dit-on, ne croyait pas aux dieux qu’il a chantés : je le veux bien, quoiqu’il soit plus sage de laisser la chose en doute ; mais il vivait dans un temps où Auguste élevait des temples à Mars vengeur, à Apollon, à Jupiter tonnant ; où, pour lui complaire, de riches citoyens construisaient le temple d’Hercule, celui des Muses, celui de Saturne. Virgile voyait les statues des dieux dans ces temples ; il croyait aux dieux d’Homère ; n’a-t-il pas respiré l’ambroisie qui émanait de la chevelure de Vénus ? Homère et Virgile avaient trouvé les traits de leurs dieux, comme Raphaël l’ineffable beauté de ses vierges, au fond des esprits et des cœurs de leurs contemporains. Les dieux dont se sert Fénelon ne sont qu’une machine dans une fable. Son Jupiter est un souvenir de collége. En peignant Vénus après Virgile, il a craint sa propre imagination. Son Neptune et son Éole « aux sourcils épais et pendans, aux yeux pleins d’un feu sombre et austère, » ne sont que des figures rébarbatives. Les dieux de Fénelon ressemblent à ces vaines figures de la Vierge auxquelles s’essaient les peintres depuis que le protestantisme et la philosophie ont effacé de notre imagination cet idéal que Raphaël avait reçu de la foi du moyen-âge. Si nous ne sommes point touchés, comme Bossuet, du manque de convenance canonique du Télémaque, il n’est guère possible de n’y pas sentir une sorte de manque de convenance littéraire ; mais il faut l’entendre dans le sens le plus doux et le plus respectueux pour Fénelon.

La même remarque s’applique à la peinture de l’amour. Calypso sait moins aimer que Didon abandonnée, et le fils d’Ulysse est plus pâle encore que le fils d’Anchise. Cette fiction de l’enfant Amour que