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peut regarder ces Dialogues comme l’un des ouvrages de critique les plus originaux dans notre langue.

Ces Dialogues me font penser aux Dialogues des Morts du même auteur, lesquels furent composés pour le duc de Bourgogne sur le modèle de ceux de Lucien. La morale n’y dépasse point l’âge et l’intelligence d’un enfant, et l’histoire y est touchée plutôt que traitée. Ils plaisent cependant, même aux personnes mûres, par cette manière ingénieuse de mêler de sages préceptes à de curieux détails sur la vie des personnages historiques, sur leur temps, sur les mœurs de leur pays, et de faire converser et se quereller entre eux quelquefois les grands hommes sur les actions qui les ont rendus célèbres.

Je ne trouve, chez les anciens, que l’Epître aux Pisons qui soit comparable à la lettre de Fénelon sur les occupations de l’Académie. Les vers d’Horace, aux endroits familiers, ressemblent à la prose de Fénelon, comme celle-ci, dans tout le cours de la lettre, a le tour vif, concis, aimable, des vers d’Horace. La pensée générale en est excellente ; c’est partout le simple, le vrai, le naturel, que recommande Fénelon, et chacune de ses phrases en est comme un modèle. Les erreurs même de critique que j’ai dû y noter comme des effets du chimérique sont d’un homme qui se trompait quelquefois de route en visant à l’idéal. Les principes n’y sont qu’indiqués, mais d’une main si légère et si sûre, qu’ils flattent l’esprit en même temps qu’ils le règlent. L’ouvrage est plein de jugemens courts et complets sur les genres, et de portraits frappans des auteurs célèbres : ainsi les portraits de Cicéron et de Tacite, quoique esquissés d’une plume qui peignait à fresque et ne revenait point sur ce qu’elle avait écrit. Une mémoire heureuse, qui mêle à propos les citations décisives aux raisonnemens sur l’art, l’amour des anciens, qui n’empêche pas l’estime pour les modernes, cette même liberté ingénue dont j’ai parlé tout à l’heure, qui inspire à un prélat de judicieuses remarques sur la comédie, une littérature aussi variée que profonde, telles sont les séductions de ce charmant ouvrage, fruit de la vieillesse de Fénelon dans un siècle où la vieillesse n’était que l’âge mûr de la raison.

Cet idéal du vrai, du simple, du naturel, de l’aimable, qu’il a pris plaisir à y tracer, est l’image même de son génie. Sa critique littéraire va au même but que sa conduite : plaire aux lecteurs, dans les écrits, par la simplicité, l’amour du vrai, la candeur ; dans la conduite, par la vertu. Il veut que l’agréable attire à la règle, que l’instruction soit du plaisir, que l’estime vienne de l’attrait. Ce n’est pas dommage que de tels hommes nous donnent leur goût particulier pour la règle du beau.