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les provinces orientales de la Turquie, sur les bords de l’Euphrate et dans l’Inde. Elle entretient avec ces contrées des relations si peu suivies, qu’elle n’est guère instruite de leur situation politique et commerciale que par des documens étrangers qu’elle peut contrôler au moins sans en contester la valeur. Depuis Constantinople jusqu’à Calcutta (et désormais on peut dire jusqu’à Péking), à travers la Syrie et l’Égypte, le golfe Persique et la mer Rouge, combien d’intrigues se sont fait jour, que nous ignorons complètement, ou sur lesquelles nous sommes peu éclairés ! Tandis que les affaires européennes nous préoccupent d’une façon presque exclusive, deux nations puissantes se disputent la possession de l’Asie, luttant à qui dictera ses lois dans ces grands empires affaiblis. D’une part, une armée anglaise s’avance vers Caboul, vers Hérat ; le pavillon britannique flotte sur les murs d’Aden ; une flottille anglaise fait voile vers le littoral de la Perse ; les agens de la compagnie usurpent une autorité toute-puissante à Bagdad et à Bassora ; la côte d’Arabie, maintenue en respect, réprime ses corsaires, et se lie étroitement avec la présidence de Bombay ; de l’autre, une expédition russe tente d’avancer jusqu’à Khiva ; ses agens mystérieux vont et viennent, se glissent çà et là sous des motifs divers, épient les manœuvres d’une politique envahissante, instruisent le cabinet de Saint-Pétersbourg des projets de l’Angleterre et inquiètent la nation qui ne règne que par le prestige de son audace sur des populations sans énergie. Au sein même de l’Inde, des symptômes de mécontentement se manifestent ; des radjas dépossédés quittent brusquement leurs palais pour aller en exil ; une race royale disparaît du sol de l’Asie. Des traités de plus en plus onéreux enlèvent aux princes qui règnent encore jusqu’à l’ombre de l’indépendance. Ici la diplomatie, là la force des armes, triomphent d’un peuple rebelle au joug ; peu à peu une même domination s’étend sur une immense contrée partagée jadis entre tant d’états distincts. Les royaumes environnans, s’ils ne s’inclinera pas devant le vainqueur, apprennent bientôt ce que pèse sa vengeance ; les limites du colossal empire sont chaque jour reculées ; à mesure qu’il s’accroît, il projette autour de lui une ombre fatale qui fait périr les peuples voisins. L’Europe elle-même, dans son étonnement, s’habitue à accepter des faits accomplis, sans presque en apprécier les résultats ; trop portée à ne prendre intérêt qu’à ce qui la touche plus immédiatement, la France ne recherche guère les causes souvent étranges qui font tomber entre les mains de la compagnie des Indes un territoire grand comme celui de la Prusse ou de l’Espagne.

C’est qu’il est très difficile pour nous de pénétrer les secrets de cette politique dont le centre est à Calcutta et qui rayonne aux extrémités de l’Asie, de juger ses actes, de deviner ses tendances. Cette connaissance, on pourrait dire cette révélation, on ne doit l’attendre que de ceux qui ont vécu long-temps sur les lieux, qui ont habité les pays où s’exerce une influence mal aisée à saisir dans son ensemble. Il y a des peuples fort peu communicatifs, sépares de nous par des différences si grandes de mœurs et de langage, si habitués à l’oppression, et par suite si défians, qu’il n’est pas donné à tous les voyageurs d’entrer en relations avec eux. Les peuples orientaux sont de ce nombre ; celui-là seul a le droit de prétendre à les faire connaître qui a résidé long-temps parmi eux, qui s’est servi de leur propre langue pour s’entretenir avec eux, qui est intervenu dans leurs affaires politiques et privées.