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complète de tous les principes d’ordre et de subordination. Malgré la diffusion de mauvaises doctrines, une monarchie peut subsister ; mais une démocratie où les masses ne connaissent plus que leur droit aveugle, sans garantie pour personne, cette démocratie est attaquée moralement dans le principe même de sa vie. Si bientôt l’esprit public ne se retrempe à des sources plus vraies et plus saines, un tel mal est plus grand que le règne passager des hommes violens, plus grand que l’inertie des honnêtes gens dans le péril, plus grand même que celui d’une chute politique qui met le canton de Vaud si fort au-dessous du rang que lui assignaient l’intégrité de ses magistrats, le nombre et la distinction de ses établissemens publics, l’activité intellectuelle et le patriotisme éclairé de ses citoyens.

En réalité, deux sociétés très différentes se trouvaient superposées l’une à l’autre dans ce beau pays : l’une, le peuple, était heureuse, mais défiante, ignorante par entêtement, malgré tous les efforts de l’autre ; celle-ci, la classe des travailleurs intellectuels, se composait de tout ce qui sait et réfléchit. Dans cette seconde société se trouvaient le gouvernement, l’instruction publique, les ministres du culte, toutes les nuances de partis qu’on désigne par les mots de conservateurs, de doctrinaires, de libéraux. Elle avait d’autant mieux le droit de compter sur la confiance du pays, qu’elle faisait tout pour lui et par lui, qu’elle le représentait fidèlement en tout ce qu’il y a de bon et d’élevé, qu’elle soutenait ses intérêts au dedans et au dehors. Même elle avait fini par croire si bien au succès de son œuvre civilisatrice, qu’il a fallu toute la brutalité de la dernière révolution pour lui montrer qu’elle s’était trompée.

On ne peut pas grandir moralement un peuple malgré lui. Il y a des momens où les germes de bien semés dans une nation sont trop faibles contre l’effort des passions déchaînées. Exploitant l’instinct aveugle des masses contre les jésuites, les radicaux se sont glissés entre les deux sociétés, pour persuader à l’une que l’autre la trahissait. Ils ont réussi ; la défiance est partout. La classe éclairée se dit avec amertume : C’est donc à cela qu’ont abouti nos efforts ! A quoi servent le dévouement et la probité ? De son côté, le peuple voulait empêcher une guerre fratricide ; il n’a ni sécurité ni espoir à offrir à qui ne veut pas flatter l’enivrement de ses volontés. Il résulte de cette séparation de la partie intelligente de la nation d’avec celle qui tient maintenant le pouvoir un malaise profond, une oppression générale pour la première, outre la douleur et la honte des faits accomplis. Aussi, tout ce qui peut émigrer part, les jeunes gens surtout, les officiers, qui seraient probablement appelés à servir dans cette guerre civile qu’on rend inévitable. Le gouvernement provisoire, sans même attendre les conseils régulièrement élus qui auraient pu lui demander plus justement la coopération volontaire des citoyens dans un nouvel état de choses, le gouvernement provisoire a exigé de tous les fonctionnaires une adhésion à ce qui s’était passé, faisant ainsi violence à la confiance de tous ceux qui ont cru ne pas devoir quitter les affaires publiques dans un moment critique, tout en désapprouvant la révolution. Ce