Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 9.djvu/949

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Au monde il donnait ses œuvres, à la famille ses loisirs ; on applaudissait à la pensée, on connaissait peu le penseur. Cette existence à demi voilée, ce goût de la retraite, cet assidu et calme labeur en vue du public, tout cela n’offrait pas sans doute un ensemble bien animé ; mais M. Sainte-Beuve, et après lui M. Victor Hugo, ont fait ressortir avec un charme infini tout ce qu’il y avait de dignité sereine et d’intime poésie dans ce recueillement habituel, dans cette pratique assidue. M. Delavigne méditait longuement chaque œuvre, et s’y appliquait sérieusement comme à un devoir qu’il aimait. « La famille comprenait tout cela, a dit M. Sainte-Beuve ; on lui ménageait des loisirs ; il pouvait être rêveur et distrait à ses momens. » M. Victor Hugo ne s’est pas exprimé avec moins de grace : « Il avait ce goût charmant de l’obscurité, qui est la soif de ceux qui sont célèbres. Il composait dans la solitude ces poèmes qui plus tard remuaient la foule. » C’est, je crois, un mot de Mme de Staël, que la gloire est le deuil éclatant du bonheur. S’il est une gloire qui ne soit pas cela, et qui laisse vivre le bonheur à côté d’elle, c’est assurément celle que goûta M. Delavigne. Heureux ceux qui comme lui se mettent sous l’invocation de la divinité cachée, heureux ceux qui inscrivent pour devise à une vie illustre : Diis ignotis !

Si ces détails de biographie dont il sait tirer, comme critique et comme moraliste, de si ingénieuses lumières ont un peu fait défaut ici à M. Sainte-Beuve, le sagace appréciateur a trouvé sa revanche dans l’énumération analytique des œuvres de M. Casimir Delavigne. Il a l’air à dessein de s’effacer, de n’être qu’un rapporteur bienveillant et impartial ; mais laissez-le faire, laissez-le s’envelopper de réserve : son opinion ne se fait que mieux sentir par les termes assortis dont il use. La pensée réelle se découvre sous la délicate ténuité de l’expression. L’essai de conciliation tenté dans certaines œuvres particulières à M. Delavigne, son rôle individuel assez glorieux, mais qui n’eut ni influence ni école, ce don singulier de se distribuer avec une facilité égale entre la comédie et la tragédie, tant de qualités élégantes et mitigées, un penchant natif à perfectionner la poésie plutôt qu’à l’agrandir, une verve heureuse de détails et une bonne méthode d’ensemble, l’éminente faculté de saisir la foule par des combinaisons dramatiques habilement proportionnées, cette muse circonspecte et industrieuse qui savait partager pourtant les passions du grand nombre, une tenue persistante dans le caractère et dans le talent, une sympathie douce inspirée par le poète et qui ne se séparait pas de l’estime pour