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Ce manifeste où éclatent des vers si généreux, et que terminent des couplets vulgaires, c’est bien aussi ce parti honnête, dévoué, mais indécis et qui ne sait pas conclure. Représenter si exactement son parti, ce peut être une bonne fortune pour un livre, ce n’est pas un succès véritable, ce n’est pas une victoire. On s’impatiente contre l’auteur, qui reste si maladroitement à la moitié de sa route ; car son œuvre, telle qu’elle est, nous laisse entrevoir quelle éclatante occasion il a perdue, que de choses fécondes il a négligées, et, pour tout dire enfin, quel beau livre il n’a pas fait !

Ce n’est pas assez pour le poète politique de chanter en beaux vers ce que d’autres ont exprimé au forum ou dans la presse. Répéter harmonieusement la clameur confuse d’une époque, fixer dans des œuvres durables le cri fugitif de l’opinion, oui, sans doute, c’est là une partie de sa tâche ; ce n’est pas la plus difficile ni la plus haute. Nous n’avons pas affaire ici à une muse obéissante qui doive seulement renvoyer comme un écho docile le bruit qui a frappé son oreille elle abdique, si elle n’agit pas ; son devoir est surtout de donner une voix à des sentimens qui n’ont pas encore parlé. Ces sentimens obscurs, indécis, quand le poète leur a prêté une expression distincte, ils s’éveillent, ils sont révélés à la conscience, ils peuvent devenir féconds. Ce serait surtout dans la situation présente qu’il y aurait place pour de tels développemens de la poésie politique. Au milieu du travail inquiet qui s’agite, combien de pensées encore endormies qu’on pourrait éveiller au fond des intelligences ! Je crois comprendre ce que serait, en un pays comme l’Allemagne, et dans la transformation qu’elle subit maintenant, une telle poésie vraiment digne de cette mission supérieure. La vivacité lumineuse de Béranger pourrait s’y associer aux prophétiques symboles du chantre de Pollion. Qui remplira cette tâche ? Sera-ce M. Freiligrath ? sera-ce M. Herwegh ? L’un et l’autre, avec des qualités et des défauts très différens, ils sont encore bien loin de ce but idéal. Ce n’est pas une raison pour y renoncer. Quelle occasion plus glorieuse pour une ame noblement inspirée ? Un peuple entier s’agite ; les plus légitimes désirs sont excités ; les sentimens les plus sacrés s’illuminent. Vérité, liberté, justice, dignité de l’homme, respect de la raison, toutes ces paroles prennent un sens meilleur et commencent à enthousiasmer les cœurs. Derrière ces sentimens qui éclatent, il y en a mille autres qui se dégageront bientôt. Heureux le poète qui chantera en de beaux symboles ce travail de la patrie ! heureuse surtout la muse nouvelle, si elle fait prospérer au fond des ames tant de germes précieux qui n’attendent qu’un rayon de lumière !


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.