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« Le voici donc, mourant, couché dans le champ d’orge qui lui appartient. Son cœur se brise ; il soupire, il étouffe. Le sang qui s’échappe sous ses vêtemens tombe dans le sillon, sur la semence ; il coule tout fumant sur les mottes de terre. Que pense l’alouette de tout cela ?

« Elle reposait dans son nid paisible ; tout à coup le sang y pénètre. Alors elle s’envole, gazouillant un air de fête, et emportant du sang sur ses ailes. Elle le fait briller devant Dieu aux rayons du soleil, et puis le secoue en babillant sur la cime des épis.

« Pluie féconde ! rosée précieuse ! c’est la bénédiction de l’alouette qui fait prospérer la semence. Il en tombe des gouttes aussi sur l’enfant qui trépigne au milieu du champ, et tient son père embrassé en poussant des cris furieux.

« — Va-t-en, garçon ; pourquoi embrasser ce corps qui se raidit ? Va-t-en, plus de pleurs. Vois donc : il est déjà froid. Ne colle plus ta bouche rose sur ces lèvres toutes bleues. Regarde : voici déjà les chiens qui accourent haletans. Dieu tout-puissant ! c’est l’hallali !

« Ainsi, sur le même carré de terre, ils sont là couchés, l’homme et le cerf ! Cependant la chasse continue dans la forêt ; bêtes fauves, bêtes noires sont poursuivies ; c’est une grande chasse à courre. Le garde siffle et rit ; pourquoi pas ? il a exécuté les lois de la chasse !

« C’est pour cela qu’il ne s’attriste point de la douleur terrible de l’enfant. On oubliera le paysan, on mangera le cerf. Pour lui, il aura peut-être la médaille ; oui, la médaille, cela manquait vraiment ! Quant à cette canaille de Frédéric, on le jettera dans un cachot.

« Le voyez-vous, sombre et collé contre les grilles ? Un ménétrier est à la porte ; il chante (l’enfant en a frémi !), il chante sa chanson aux passans « Vive tout ce qui croît fièrement et librement sur la terre ! vive la forêt et « la plaine ! vive la chasse et le chasseur ! »


C’est encore là un tableau vif et net, une touchante plaidoirie, une pétition éloquente. Tout ce qui pourrait ressembler à de la déclamation a été prudemment écarté. Les choses parlent d’elles-mêmes. On a vu la joie naïve du paysan, le cerf qui tombe, puis tout à coup le forestier qui parait, nos gens qui prennent la fuite, et ce fusil du garde long-temps et froidement ajusté : sur qui ? grand Dieu ! — c’est la seule réflexion que se permette le poète, c’est le seul instant où il entre en scène, — sur un homme désarmé qui se sauve, et enfin la mort du vieillard, son fils éperdu, et le garde qui s’en va en sifflant. N’aimez-vous pas aussi ce dernier trait pour achever le drame, cette moralité, cette protestation glissée innocemment, le joueur d’orgue arrêté devant la porte de la prison et chantant la liberté de la plaine et de la forêt, et la chasse et le chasseur ? C’est au nom de l’humanité que le poète a parlé : il n’y a pas là, Dieu merci, de système social,