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faisait retentir dans ses strophes guerrières je ne sais quel cliquetis de lances et d’épées. Au milieu de ces voix sonores qui s’élevaient de toutes parts, on put craindre un instant que tous les poètes ne suivissent l’orageuse bannière de M. Herwegh. Quoi ! pas un ne nous resterait ! pas un, pensaient-ils, ne continuerait à chanter paisiblement ! La Muse, toujours si rêveuse, toujours si inoffensive du Rhin jusqu’au Danube, la Muse allait porter partout des idées de liberté et de réforme ! L’inquiétude était grande, quand tout à coup on s’avisa de songer à M. Freiligrath. Dans l’effroi subit qui se répandait, on ne demandait plus qu’un seul juste pour sauver la ville. Hic vir, hic est… Ce juste, ce sauveur, on le proclama donc, sans l’avoir prévenu, et bien décidément cette fois M. Freiligrath fut transformé en représentant officiel de la poésie conservatrice.

Je ne crois pas que le jeune poète se soit prêté davantage à cette brusque et singulière tactique. Indifférent à toutes ces luttes, sa vanité toutefois était flattée par le bruit qui se faisait autour de lui. Pour qui se décider cependant ? Quel drapeau choisir ? Si les deux partis avaient persisté à se disputer sa réputation, M. Freiligrath eût sans doute été fort empêché dans son choix ; mais cet embarras lui fut épargné. Au moment même où le parti conservateur s’emparait de son nom, ses premiers admirateurs, sans rompre ouvertement avec leur protégé, se retiraient peu à peu et l’abandonnaient. La Muse si décidée de M. Herwegh devait faire oublier les vers de M. Freiligrath, et les rédacteurs des Annales de Halle s’étonnèrent eux-mêmes d’avoir pu signaler son apparition comme le début d’une poésie toute libérale. J’ai sous les yeux une série d’articles, du mois de septembre 1841, où les Annales de Halle, devenues alors les Annales allemandes, expriment en termes polis, mais très nets, cette sorte de rupture avec le poète qu’on aimait hier. Ces articles, signés des initiales de M. Arnold Ruge, sont consacrés particulièrement à M. Herwegh, aux Poésies d’un vivant, dont la publication récente avait obtenu un succès extraordinaire. On pense bien que M. Herwegh y est exalté avec enthousiasme, comme le vrai poète de la génération présente ; quant à M. Freiligrath, le matérialisme ardent de ses premiers vers ne peut plus le sauver, il est oublié désormais. Négligé ainsi par ceux qui l’avaient si fort vanté la veille, M. Freiligrath devait suivre les nouveaux amis qui lui adressaient les plus affectueuses avances, et bientôt en effet, sans amour et sans haine, il se laissa mener, timidement encore et presque à son insu, par ce courant perfide qui faisait dériver son frêle esquif.