Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 9.djvu/869

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et on aurait dû retrancher encore quelque chose à cette demi-originalité de la forme que lui accordait la critique ; mais l’auteur avait obtenu grace en s’appropriant, avec un hardi bonheur, toute une part de l’Orient que lui abandonnait M. Hugo. Aux grandes scènes du désert, aux couleurs fortes, éclatantes, et pour ainsi dire classiques, du monde oriental, il ajoutait les détails singuliers, les raretés, les curiosités bizarres, et il excellait à placer très sérieusement dans un coin du tableau quelque étrange figure chinoise ou japonaise.

Certes, si jamais poète parut éloigné de la politique, c’est bien celui-là. Du Nil au Sénégal, de Tombouctou à Madagascar, la politique allemande n’a que faire, et ce riche coloriste, qui appropriait si habilement des strophes sonores et enflammées aux personnages baroques de la nature africaine, n’eût pas trouvé, pensait-on, une seule rime convenable pour les mots de constitution et de liberté de la presse. Est-ce pour cela que M. Freiligrath fut classé assez long-temps parmi les poètes conservateurs, et salué enfin comme leur chef ? M. Freiligrath n’en sut rien d’abord ; bien évidemment, il n’avait eu aucune intention politique en publiant ses vers, et s’il était fort peu porté vers la littérature de plus en plus bruyante des jeunes tribuns, il ne l’était guère davantage vers la poésie officielle, dont on le nommait tout à coup grand-chambellan. Chose plaisante ! ce fut le plus sérieusement du monde que le parti anti-libéral garda pendant deux années M. Freiligrath pour représentant et mandataire dans la république des lettres. L’auteur, remarquez-le bien, n’avait encore chanté que les ours et les crocodiles. C’est vraiment une curieuse histoire, et il s’est joué là autour de M. Freiligrath la plus amusante des comédies. Un poète inoffensif, insouciant, un artiste amoureux de la forme et de la couleur, jeté tout à coup, on ne sait comment ni pourquoi, au milieu des partis politiques qui le tirent à eux, réclamé par les uns, puis accaparé par les autres, et suivant enfin par faiblesse, par ennui, l’un de ces partis qui s’est emparé de sa muse, jusqu’à ce qu’il rompe avec ses amis de la veille et se jette brusquement dans le camp de ses adversaires ; voilà le petit drame politique et littéraire dont le dénouement inattendu a beaucoup occupé les esprits. J’en signalerai rapidement les principales scènes, non pour ajouter un chapitre à cette histoire déjà si longue, hélas ! de la vanité des poètes, mais parce que ces détails se lient nécessairement à la marche des idées, au mouvement de la pensée publique au-delà du Rhin. Ce que je vais dire est à la fois sérieux et comique. On peut saisir dans le jeu de ces menus