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pardonne pas à ceux qui l’ont vaincue, c’est celle dont le royaume ne devrait pas être de ce monde. Loin d’avoir pris leur parti, les catholiques se montrèrent plus hostiles et plus envahissans. Ils firent une révolution en Valais, toujours avec cette même audace qui se sert occultement des avantages que procurent des positions légales : le vorort ou directoire lucernois et le conseil d’état valaisan conduisirent les masses par des agens non avoués, mais hardiment soutenus et disposant de tout. Enfin, et c’est leur suprême ouvrage, ils ont ouvert tout récemment pour la Suisse une ère de discorde et peut-être de combats par l’introduction officielle des jésuites à Lucerne.

Lucerne n’est pas simplement, comme le Valais, une vingt-deuxième partie de la confédération qui peut à son gré se jeter, les yeux fermés, dans les bras de la redoutable congrégation sans en faire subir les conséquences directes à personne. Lucerne est un des trois cantons directeurs. A son tour, savoir tous les six ans, pendant deux ans, son conseil d’état devient le pouvoir exécutif de la confédération durant l’intervalle qui sépare les diètes, c’est-à-dire dix mois par an, et ces diètes, il les préside, il les convoque même à l’extraordinaire, s’il le juge à propos. Les jésuites à Lucerne, appelés avec un abandon aveugle par le gouvernement, ont donc un œil ouvert dans les conseils de la Suisse, une main dans sa politique, une position presque officielle dont ils sauront bien se servir pour pénétrer partout où ils le pourront et attaquer le reste. Il en sera de Lucerne comme de Fribourg, où les jésuites sont depuis la restauration : pour avoir voulu se donner des aides, on se sera donné des maîtres, et on verrait les jésuites, maîtres dans un vorort, directeurs occultes de la Suisse libre et en majorité protestante ; quelle dérision ! Ce résultat, le pays tout entier le pressent et le craint. Le Valais, Fribourg, les cantons primitifs, fervens et crédules catholiques, disent seuls que c’est une chimère. Si quelque chose pouvait convaincre, sur ce point, l’incrédulité la plus obstinée, ce sont justement les discours par lesquels les anciens élèves des jésuites se défendent de leur être inféodés à jamais. C’est absolument comme dans les Femmes savantes, le bonhomme Chrysale soutenant qu’il est maître chez lui, et faisant la grosse voix de peur qu’on en doute.

Il ne faut donc pas s’étonner si, à commencer par les hommes politiques, toute la nation suisse, à une immense majorité, s’émeut à cette manifestation dangereuse de la souveraineté cantonale de Lucerne, ou plutôt du gouvernement lucernois, car, quoique le peuple ait voté sur cette question, la précaution qu’on avait prise de compter les absens comme acceptant les jésuites garantissait presque leur admission, et pourtant cette mesure a rencontré un nombre imposant de votes contraires. Lucerne est dans le droit légal, on ne le peut nier. D’autre part, le peuple suisse se sent menacé, par l’usage fait de ce droit, dans ses intérêts les plus chers et les plus précieux. Cette situation est si vive, que maintenant ce sont les populations qui s’en sont pour ainsi dire emparées ; elles ont, dans les deux partis, débordé quelque peu leurs chefs ; bien que soumises encore, elles sont agitées, frémissantes, elles se préparent, s’inquiètent, et finiront peut-être par créer le conflit,