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des deux sexes n’envoient aux bureaux de charité que 315 nécessiteux. Après ces résultats, il est un autre chiffre que nous ne pouvons plus écrire sans un sentiment de honte pour l’époque présente, sans effroi pour l’avenir de cette société française qui aime à se croire l’institutrice des nations : c’est le chiffre concernant les imprimeurs typographes. Sur un groupe que nous avons évalué à 8,000 ames, en y comprenant les femmes et les enfans, nous supposons 3,000 ouvriers chefs de ménage. Eh bien ! 149 sont à l’indigence, 1 sur 20, tandis que la proportion pour les laquais et les servantes est de 1 sur 160 ! Qu’on endosse la livrée, et on aura huit fois moins de chances de tendre la main sur ses vieux jours qu’en se livrant à cette profession qui, dans l’ancienne hiérarchie industrielle, constituait une sorte de noblesse !

Les femmes réduites à demander des secours appartiennent presque toutes à ces professions indécises.dans lesquelles la plupart se réfugient quand elles commencent à s’apercevoir que le trésor de leur jeunesse a été follement gaspillé. On trouve parmi les indigens inscrits 876 blanchisseuses, 938 femmes de ménage, 1,060 revendeuses, 2,127 ouvrières à l’aiguille, et 3,532 infortunées obligées d’avouer qu’elles sont sans état. Le nombre des femmes réduites à la misère par l’abandon de leurs maris a suivi, depuis douze ans, une progression inquiétante, si on l’accepte comme une mesure de la moralité populaire. Au lieu de 1,325 inscrites en 1832, on en a trouvé 1,898 en 1841. Tant de souffrances, tant de honte qu’il faut subir, ne sont pas exclusivement réservées aux enfans de la grande ville. Paris, nous le répétons, n’est qu’un lieu de rendez-vous où les étrangers font nombre pour moitié. Dans la catégorie des nécessiteux, la proportion des provinciaux atteint presque les trois quarts. Sur 29,000 chefs de ménages indigens, il y en a 21,000 qui sont originaires des départemens. La province ne connaît Paris que par un reflet de sa splendeur, par un écho de ses folles joies. On se décide à quitter le village sous la fascination d’un beau rêve. Les derniers regards qu’on jette sur le vieux clocher, sur le toit de chaume, sur les vieillards inquiets et défians, sur les jeunes voisins ébahis et jaloux, sont des regards d’orgueilleuse pitié : en songeant, sur la route, aux fortunes qui se font à Paris, aux plaisirs qu’on y rencontre, on se sent le pas léger et l’humeur riante ; on arrive enfin dans le lieu d’enchantemens, et c’est pour y trouver honte et les angoisses de la mendicité.

Si la société n’était pas portée à secourir les pauvres par devoir et par entraînement de cœur, elle devrait encore le faire par égoïsme.