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sur leur arriéré, ils vendent à bas prix leur créance aux banquiers même avec lesquels le gouvernement contracte ses emprunts. Le jour venu de couvrir ces emprunts, les capitalistes ne font en argent que la moitié des avances ; l’autre moitié est représentée par les reconnaissances qu’ils ont reçues de ces malheureux employés, qui, pour ne pas mourir de faim, se sont vus contraints de céder l’intégralité de leurs droits. Avec un dégoût mêlé d’une profonde tristesse, nous détournons les regards d’un trafic si odieusement, immoral, et nous en laissons toute la responsabilité aux publicains éhontés et sans entrailles qui, en pleine Europe, ont l’audace de l’exercer. Bornons-nous à constater qu’en dernier résultat, le gouvernement obéré de Lisbonne, dupe et victime comme les employés eux-mêmes, n’y peut absolument rien gagner, et qu’au lieu de conjurer ou de retarder la ruine du trésor, il la précipite et la rend inévitable. S’il lui est impossible de payer ses employés, il est bien évident que vis-à-vis des capitalistes qui les remplacent, il doit se trouver exactement dans la même situation. Mais qu’importe aux capitalistes ? N’ont-ils pas entre les mains, à titre de garanties ou de gages, la plupart des richesses nationales ? S’en faut-il de beaucoup maintenant, si l’on excepte les impôts qui ont tant de peine à produire, qu’ils ne se soient emparés de tous les revenus de l’état ?

Un tel système ne peut durer ; il est aisé de prévoir que les capitalistes eux-mêmes seront contraints d’y renoncer. Que le peuple s’en indigne ou soit disposé à le tolérer encore, c’est là aujourd’hui une considération fort secondaire : si l’on s’arrête, c’est que l’on aura fini par rencontrer l’épuisement absolu des populations. En Portugal, les opérations de crédit ont lieu d’une façon toute particulière qui hier encore, assurait de scandaleux profits à un petit nombre de spéculateurs. Les fabriques, les établissemens de bienfaisance, les possesseurs de majorats, les veuves et les orphelins, n’ayant point le droit d’exposer leurs rentes aux chances de l’agiotage, le marché serait toujours à l’état de calme plat, si de temps à autre l’on n’émettait un emprunt. Lisbonne n’a point de bourse ; ce sont les simples changeurs, cinq ou six tout au plus, qui se chargent de négocier les fonds publics ; quand elle juge l’instant favorable, la horde des monopoleurs les va trouver et leur donne commission de prendre des inscriptions pour un certain nombre de contos. Cette intervention de la haute finance, dont on fait grand bruit, est une sorte de glu pour les petits rentiers, les petits capitalistes, qui sur-le-champ accourent en foule. Aussitôt que la hausse est parvenue au point où l’on a voulu qu’elle arrivât, les agioteurs s’empressent de vendre et réalisent d’énormes bénéfices. L’instant d’après, on le conçoit, le mouvement factice a complètement cessé, emportant sans retour l’argent et les espérances des dupes ; vous diriez une de ces trombes des archipels atlantiques, qui, après elles, ne laissent que des monceaux de débris.

C’est ainsi que, pendant des années entières, une poignée d’agioteurs a fait, à son gré, hausser et baisser la rente, dominant la place et entraînant le ministère ; mais le crédit a tant reçu de ces brusques et fatales secousses,