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tout en paraissant se mêler. Pendant que notre régence et le doux règne de Louis XV nous berçaient sur le penchant de la révolution, le fond de la société anglaise était dramatique et même tragique. Partout, chez la bourgeoisie, commerçante et whig ; chez l’aristocratie, ambitieuse et tory ; chez le peuple, âpre, calviniste et haineux, un intérêt vif, des vengeances, des repentirs, des craintes et des espérances. Les profigates eux-mêmes, le duc de Wharton, par exemple, avaient un caractère romanesque ; il était emphatique dans le vice, comme Young, son ami, l’était en poésie.

Pas de faculté qui ne se développât hardiment, de goût qui ne trouvât ses sympathies et son groupe, d’ambition qui ne déployât ses ailes et ne prit l’essor. Dans ce château, près de Newbury, les rideaux baissés, vingt bougies allumées à midi, le débauché Wilkes célèbre ses orgies, et donne au suzerain du lieu l’accolade de l’athéisme. A Londres, aux environs de Westminster, les bourgeoises accourent chez un saint, le Sinner Saved, qui demeure sous les combles, arrache de leurs yeux tant de larmes, verse dans leurs ames tant de discours et dans leurs esprits tant de lumières, que la veuve du lord-maire finit par l’épouser. Selwyn joue, Sheridan boit, Richardson endoctrine les dévotes, Fielding étudie les voleurs, Burke pérore éloquemment devant les banquettes, Horace Walpole fait la chasse aux vieux portraits, Gray pleure, Foote rit, Sterne rêve, Goldsmith baye aux corneilles, Clive met un quart de l’Hindoustan dans la poche de l’Angleterre ; l’Amérique septentrionale se détache, et Franklin se promène au bord de la Tamise en se moquant des Anglais. De 1710 à 1799, la Grande-Bretagne est tout cela, et cette histoire aux mille faces n’a pas été écrite, même par les nationaux.

Nous, cependant, nous nous laissions aller mollement au cours fatal des choses humaines. Nous venions d’imposer la loi à toute l’Europe ; la vieillesse solennelle et lugubrement majestueuse de Louis XIV se prolonge, l’influence française s’affaiblit. Triste époque ; Campistron décalque Racine ; le grand homme, c’est Fontenelle ; la stupidité dévote du duc d’Anjou, devenu roi d’Espagne, déshonore son aïeul et son trône. Ce petit-fils de Louis XIV, comme le dit si bien an diplomate, entre, sceptre en main, dans la poche de la des Ursins. — Turcaret inaugure par la satire du vol universel un siècle que Figaro doit enterrer par la satire de la bassesse chez les grands et de la rapacité chez les petits. Siècle magnifique pourtant, fertile en génie et en voluptés, plein de grains et de splendeurs, et plus intéressant encore par sa catastrophe inévitable.