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Il faudrait, pour que cet argument négatif eût quelque valeur, admettre une chose presque aussi prodigieuse qu’une église du XIIIe siècle bâtie en l’an 1030, c’est à savoir l’existence d’archives capitulaires complètes et sans lacune. Quelle que soit notre confiance dans les savantes recherches de M. Delamare, nous ne saurions croire à la réalité d’un tel prodige. Mais, en supposant même que, par une exception merveilleuse, ces archives de Coutances, tenues exactement jour par jour, nous soient parvenues intactes et complètes, faudrait-il donc, si nous les trouvions muettes au sujet d’une reconstruction de l’église, faudrait-il en conclure que cette reconstruction n’aurait pas eu lieu ? N’avons-nous pas vu déjà quelle est l’insouciance des chroniqueurs et des archivistes du moyen-âge pour tout ce qui concerne l’édification des monumens qui s’élèvent sous leurs yeux ? Ne savons-nous pas que les seuls faits dont ils tiennent exactement registre sont les faits purement ecclésiastiques[1] ? Or c’est encore là une occasion d’erreur contre laquelle il importe de se tenir en garde. De ce que ces archives de Coutances font mention presque à chaque page, soit de cierges que des fidèles à leur lit de mort ordonnent d’entretenir dans la cathédrale, soit de services divins qui doivent y être célébrés, l’auteur en

  1. S’il était besoin de donner de nouvelles preuves des chances d’erreur auxquelles on s’expose en acceptant sur parole ce que les chroniqueurs du moyen-âge nous disent des monumens, quand par hasard ils en parlent, nous n’aurions que l’embarras du choix. Ne lisons-nous pas, dans un manuscrit cité par le Gallia christiana, que l’église de Jumiéges tout entière fut rebâtie en 1230, lorsqu’il est aussi clair que le jour que l’ancienne nef du XIe siècle est encore debout aujourd’hui, et que le chœur seul fut reconstruit au XIIIe siècle ? Ne trouvons-nous pas encore, dans le Gallia christiana (t. XI, col. 920), que Guillaume Le Roy, abbé de Lessay, en 1385, a été le fondateur de l’église de son abbaye : ecclesiam inchoasse dicitur. Or cette église est un monument du XIe siècle, sans aucune addition postérieure. Évidemment Guillaume Le Roy n’avait entrepris, en 1385, que quelques réparations.
    Encore une fois, les écrivains du moyen-âge ne doivent être consultés par l’archéologue qu’avec la plus grande circonspection. S’il s’agit de privilèges concédés ou refusés à l’église, de legs ou de donations, de discussions entre l’évêque et son chapitre, de conflits de juridiction, de questions de discipline, de fondation de chapelles, d’autels ou de services, d’actes de dévotion, de procès avec les seigneurs voisins, en un mot d’affaires ecclésiastiques, vous pouvez à peu près compter sur l’exactitude et sur l’intelligence des narrateurs ; mais quant à ces phrases si rares, si laconiques et si obscures, qui leur échappent à l’occasion des monumens, il faut n’en faire usage qu’en marchant avec précaution, comme sur un terrain où l’on peut rencontrer un piége.