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tombe sans merci sur les ridicules. Rien n’échappe à ce feu croisé, à ce feu nourri des deux alliés ; et, comme dans cette plaine du Midi où le représentant Fréron donnait le signal, ceux qui ont fait les morts à la première décharge s’imaginent en vain que le critique leur fait grace ; ils ne se relèvent que pour être frappés à leur tour. Voyez quelle succession d’amères railleries pour les vertus de contrebande, pour tout ce qui est outré et factice, pour la rêverie qui s’affiche comme pour la sensibilité qui s’étale, pour les fous rêves de l’ambition précoce comme pour les vanités qui se croient méconnues ! Personne n’est ménagé, et moins que d’autres ceux qui s’avisent d’écrire : après les œuvres, les auteurs. Aussi, c’est une grêle d’épigrammes sur toutes nos maladies littéraires, sur le clair-obscur de notre prose, et sur les vagues langueurs de notre poésie, sur nos génies qui ne donnent que des prospectus, et sur nos socialistes qui réforment beaucoup le monde, mais ne réforment pas du tout leur conduite. Il n’est pas jusqu’aux pauvres érudits qui ne reçoivent un horion en passant ; M. Saint-Marc ne pardonne pas plus aux nébuleux inventeurs des cycles et des symboles qu’à ces gens à découvertes dont le métier spécial est de retrouver ce qui est connu. On le voit, en quittant M. Girardin, personne n’est disposé à rimer un drame humanitaire, pas plus qu’à imprimer un in-octavo de vers individuels : le maître habile vous a enseigné à ne jamais faire dans la vie ce qu’on appelle un pas de clerc. Après l’effervescence de juillet, les caustiques avertissemens de M. Saint-Marc ont eu au moins le résultat de dégriser beaucoup des jeunes gens à qui l’exaltation avait monté la tête. Les folies d’alentour ne donnaient que trop raison à ce désenchantement railleur ; on rencontrait à chaque pas les habits bariolés des saint-simoniens ; le théâtre de l’abbé Châtel était ouvert à tout venant, le phalanstère pérorait, les femmes libres faisaient des pétitions à la chambre ; enfin l’émeute était dans les esprits, comme elle était dans la rue, comme elle était dans les lettres. M. Girardin, l’un des premiers, osa ridiculiser tout cela et tomber sur les égaremens des sectaires comme sur le dévergondage des écrivains. J’avoue que la poésie et l’enthousiasme furent un peu froissés dans la bagarre ; mais la faute était-elle seulement à M. Saint-Marc ?

En blâmant ce qu’on fait, M. Saint-Marc est naturellement amené à dire ce qu’on devrait faire. Volontiers donc il prêche aux jeunes gens le double culte de la tradition et de la famille[1]. Quand les autres

  1. M. Girardin a toujours aimé pour lui l’existence de famille qu’il recommande volontiers aux autres : les plus cruelles épreuves, venues de cette vie même, l’y ont ramené. Écoutons un Allemand juger sur ce point M. Girardin. « Les dernières heures que je passais à Versailles appartenaient à M. Saint-Marc. Je le trouvai au milieu de sa famille, devant le feu, dont on ne pouvait encore se passer le soir, entouré de ses chers petits enfans, qui, à huit heures, venaient gentiment donner la main et dire bonsoir. Je compris qu’en France aussi on peut être heureux parmi les siens. » (Gutzkow, Briefe aus Paris, t. 2, p. 94.) Il est curieux de voir l’idylle germanique juger de la sorte la critique française..