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il ne vit plus que le bas peuple destiné à servir les riches et les privilégiés. Encore, le tsar philosophe ne se contenta-t-il pas d’avoir annulé ainsi l’existence civile du bas peuple ; il crut devoir employer la violence pour le forcer au travail, et, voulant classer même le prolétariat dans son système, il créa pour lui l’esclavage, que l’ancienne Russie ne connaissait pas plus que les autres pays slaves. Tous ceux des paysans qui ne furent pas donnés comme serfs aux seigneurs devinrent serfs de la couronne. Il n’y eut plus alors dans tout l’empire qu’un seul être qui pût se dire libre, ce fut le tsar.

Pierre Ier abolit le reste d’autorité laissé aux anciens nobles, et la dernière des classes aristocratiques n’eut plus aucun privilège qui la distinguât des gostes ou marchands de la première ghilde. Ces marchands, qui durent posséder un capital de 50,000 roubles, eurent le droit d’acheter des terres nobles et des serfs, et purent jouir féodalement dans leurs domaines de tout ce qui est sur le sol, sous le sol, dans l’air et dans les eaux. Les deux ghildes suivantes composèrent la bourgeoisie proprement dite des cités ; pour entrer dans l’une, il fallut 20,000 roubles, et 8,000 seulement pour être membre de l’autre. Elles n’étaient autorisées qu’à posséder des maisons ou des biens sans paysans, et furent soumises absolument au service des recrues, dont les gostes peuvent s’exempter en payant des remplaçans. Après ces trois premières corporations, vient la ghilde des artistes, comprenant tous ceux qui professent quelque art libéral, puis celle des mechtchenines (boutiquiers et petits négocians). Enfin, dans la dernière ghilde se groupent les diverses confréries de métiers, chacune avec sa constitution, chacune portant dans les solennités nationales un étendard symbolique particulier. L’organisation de ces ghildes n’aurait sans doute rien d’oppressif, si elles ne dépendaient que d’elles-mêmes et des villes ou communes, et si, se recrutant par leurs propres votes, elles étaient autonomes comme chez tous les Gréco-Slaves ; mais, en Russie, elles dépendent directement de l’état, nul ne peut y entrer sans la permission et le concours du gouvernement, qui décerne ainsi ou retire les patentes à son gré, ou plutôt suivant les besoins de son fisc.

Pierre Ier n’avait pu se rallier la noblesse territoriale, qui, tenant de sa position même tous ses avantages sociaux, dénigrait la noblesse officielle, et vivait loin de la cour. Pour humilier cette gentilhommerie terrienne, les tsars déclarèrent la noblesse des titres et des ordres héréditaire comme sa rivale. Cette hérédité purement illusoire n’a servi qu’à faire disparaître l’opposition nationale de la noblesse de campagne, qu’elle a confondue dans la masse immense des