Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 9.djvu/409

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faiseurs d’utopies. La philosophie est-elle capable, à l’époque où nous sommes, d’exercer à elle seule le ministère spirituel ? voilà la véritable question.

Nous nous adressons ici aux hommes pratiques, non pas aux hommes d’imagination qui s’exaltent dans la solitude du cabinet, non pas aux hommes à qui la haine du catholicisme ou simplement celle des jésuites ôte la f aculté d’apprécier sainement les choses, mais aux hommes qui connaissent à la fois les limites de la spéculation et les nécessités de la vie pratique, et nous leur demandons ce qu’ils pensent du dessein de confier à la philosophie toute seule, réduite à ses seules ressources et dans l’hypothèse de la dissolution prochaine des institutions religieuses, l’exercice universel du ministère spirituel dans les sociétés modernes. Il ne s’agit pas ici d’avoir plus ou moins de courage, mais d’avoir plus ou moins de bon sens, de connaître ou de ne pas connaître la nature humaine, de savoir ou de ne pas savoir ce que peut la philosophie, et quelles sont les conditions de son développement parmi les hommes. Voilà les philosophes chargés de parler aux hommes de Dieu et de la vie future. Les voilà, en face de l’humanité, chargés de suffire à ce besoin religieux, l’honneur et le tourment de la nature humaine, le plus universel, le plus impérieux de tous. Les ames d’élite ne sont pas les seules où le sentiment religieux vive et se déploie. Nulle ame humaine n’y est étrangère. L’homme du peuple, courbé sur le sillon, s’arrête pour songer à Dieu, pour se relever dans cette pensée. Il sent peser sur lui le fardeau de la responsabilité morale et le mystère de la destinée humaine. Qui lui parlera de Dieu ? Seront-ce les philosophes ? Les philosophes font des livres. Qu’importe au peuple, qui ne les peut lire, et qui, s’il les lisait, ne les comprendrait pas ? Se représente-t-on Kant et Locke prédicateurs de morale et de religion ? D’ailleurs, tout besoin universel de la nature humaine demande un développement régulier. Si ce besoin est laissé à lui-même, il se déprave, il s’égare. Supposez le peuple le plus éclairé de l’Europe moderne privé d’institutions religieuses ; voilà la porte ouverte à toutes les folies. Les sectes vont naître par milliers. Les rues vont se remplir de prophètes et de messies. Chaque père de famille sera pontife d’une religion différente. Si donc la philosophie veut exercer le ministère spirituel, il faut qu’elle lutte contre cette anarchie des croyances individuelles, qu’elle donne aux hommes un symbole de foi, un catéchisme. On ne fera pas lire apparemment aux ouvriers les Méditations de Descartes ou la Théodicée de Leibnitz. Or, ce catéchisme si nécessaire, qui le composera ? Un concile de philosophes ?