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mal le peu de cas qu’il en faisait. Un jour, M. de Sévigné lui ayant communiqué une lettre de Mme de Lafayette, qui contenait ce singulier éloge des Pensées : « C’est méchant signe pour ceux qui ne goûteront pas ce livre, » Nicole, tout circonspect et même timide qu’il était, eut le courage de braver cet anathème et de confesser son opinion. Mais d’abord remarquez, je vous prie, cet enthousiasme pour les Pensées, sortant de la société de M. de Larochefoucauld, dont Mme de Lafayette n’est ici que le secrétaire. L’auteur des Maximes approuve fort l’auteur des Pensées. Je le crois bien, en vérité. Quand on a dit soi-même que tout se réduit à l’amour-propre et à l’égoïsme, et que le reste n’est qu’hypocrisie, on doit certes applaudir de toutes ses forces à un ouvrage qui vient au secours de ce beau principe, en établissant qu’il n’y a ni morale ni religion naturelle, et que les lois, les vertus, les principes les plus autorisés ne reposent que sur la fantaisie et sur la mode. Cet accord entre Larochefoucauld et Pascal n’est ni surprenant ni fort édifiant : à mon sens, il est accablant pour Pascal. Après le silence désapprobateur de ses égaux, il ne lui manquait plus que le suffrage intéressé de ce triste personnage, bel esprit chagrin, courtisan désappointé et malade, qui n’a pas craint de se donner lui-même et l’expérience d’une vie d’intrigue pour l’exemplaire et l’histoire de l’humanité. La réponse de Nicole à M. de Sévigné est si peu connue, et elle fait si bien pour notre cause, que nous la donnons en abrégé[1].

« Après ce jugement si précis que Mme de la F. porte que c’est méchant signe pour ceux qui ne goûteront pas ce livre, nous voilà réduits à n’en oser dire notre sentiment, et à faire semblant de trouver admirable ce que nous n’entendons pas. Elle devait au moins nous instruire plus en particulier de ce que nous y devons admirer, et ne se pas contenter de certaines louanges générales, qui ne font que nous convaincre que nous n’avons pas l’esprit d’y découvrir ce qu’elle y découvre, mais qui ne nous servent de rien pour le trouver… Vous ne sauriez empêcher que quiconque m’avertit de ma bêtise, sans me donner le moyen de la diminuer, ne me fasse un peu de dépit… Pour vous dire la vérité, j’ai eu jusqu’ici quelque chose de ce méchant signe. J’y ai bien trouvé un grand nombre de pierres assez bien taillées et capables d’orner un grand bâtiment, mais le reste ne m’a paru que des matériaux confus, sans que je visse assez l’usage qu’il en voulait faire. Il y a même quelques sentimens qui ne me paraissent

  1. Essais, t. VIII, première partie, p. 245.