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On voit que le poète ne nous épargne pas. Puisqu’il se trouve aux bords du Rhin, entre l’Allemagne et la France, il profite de l’occasion et lance ses flèches sur les deux rives : raillerie affectueuse après tout, car il nous aime, et on le lui a assez durement reproché dans son pays pour que nous devions ne pas l’oublier. Il y a d’ailleurs plus d’un bon conseil dans son persiflage, et quand il nous reproche d’être partisans d’Hengstenberg, le chef du méthodisme allemand, quand il nous reproche d’avoir renié Voltaire, je ne saurais trop que lui répondre. Je ne réponds rien non plus pour M. de Musset, que l’auteur met brusquement en scène avec un sans-façon un peu trop germanique ; c’est une affaire à régler entre poètes, et si le brillant auteur de Mardoche veut rendre un jour à M. Heine, qui l’a souvent imité, ses railleries pleines d’humour, ce sera un correspondant plus digne de lui que M. Nicolas Bekker.

Nous pensions être bien loin du dôme de Cologne. Pour ma part, je me félicitais d’avoir échappé à un sujet si périlleux, car, en voyant M. Heine le prendre sur ce ton d’ironie et de colère, savais-je jusqu’où s’emporterait sa verve ? Par bonheur, une moquerie légère, une poésie fantasque et gracieuse avait voilé ses hardiesses, et il m’était permis de passer outre, lorsque le poète nous ramène brusquement à la cathédrale. Avant de dire adieu à Cologne, il faut que ses rancunes, longuement amassées, fassent explosion, il faut que sa haine du joug monacal éclate d’une manière terrible.

Il fait nuit : la lune, qui vient de se lever, projette sur le pavé des rues silencieuses les ombres bizarres des vieilles maisons. Tandis que le poète regagne son toit, il aperçoit derrière lui, à la clarté de la lune, un homme enveloppé dans son manteau et qui le suit pas à pas. « Socrate, dit M. Heine, avait un démon dont les conseils ne lui manquaient jamais ; Paganini était toujours accompagné d’un spiritus familiaris qui lui apparaissait sous mille formes ; Napoléon, aux heures solennelles de sa vie, voyait auprès de lui un homme rouge. Moi-même, quand je travaille le soir, j’aperçois souvent derrière ma table un compagnon grave et silencieux. Il est d’une stature gigantesque, ses yeux luisent comme deux étoiles. Enveloppé dans son manteau, il tient à la main quelque chose qui brille d’une manière étrange, et, j’ai cru quelquefois entrevoir que c’était une hache de bourreau. Il demeure toujours à une certaine distance, et semble craindre de troubler mon travail. Il y avait long-temps qu’il n’était venu me visiter, et c’est lui que je revis tout à coup dans les rues de Cologne. » Or, le mystérieux compagnon suit toujours le poète à travers le labyrinthe des petites