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toute histoire, c’est-à-dire le corps et les ressorts de l’état. Il connaissait par Manuel le baron Louis ; il s’adressa directement à celui-ci pour certaines études spéciales dont les historiens hommes de lettres se dispensent trop aisément. Une simple teinture, à lui, ne lui suffisait pas ; il veut en tout mettre la main à l’œuvre, sonder du doigt les arcanes. Tout un hiver, chaque matin, il va donc étudier chez le vieil économiste avec son budget sous le bras, comme on irait prendre des leçons. Ce budget normal bien connu lui servait ensuite à comprendre les expériences financières de Robert Lindet et de Cambon. Le baron Louis, bonne tête politique, très opposé d’ailleurs au système continental de l’Empire et grand partisan de la liberté du commerce, trouvait dans M. Thiers un élève qui se permettait quelquefois de n’être pas de son avis et de le combattre : le digne homme d’état se plaisait à voir un jeune esprit net et ferme s’exercer ainsi à la discussion sérieuse, et il le favorisait. Plus tard, après juillet 1830, et sous M. Louis ministre, M. Thiers, placé tout à côté de lui et au cœur de la machine, complétera en grand ces fortes études financières si bien commencées. En même temps qu’il s’informait des finances, il essaya d’apprendre la guerre avec le général Foy, surtout avec Jomini, qui était alors à Paris, et qu’il vit beaucoup. Il avait des amis artilleurs à Vincennes, il causait et discutait sur le terrain avec eux, se faisait démontrer les fortifications, l’attaque, la défense, et rien ne le flattait tant que d’être salué par eux, à cette fin d’école, un bon officier du génie. Dès-lors se déclarait son goût pour les cartes géographiques, stratégiques, auxquelles il attache une importance plus que militaire[1] ; il en faisait une collection qu’il a augmentée depuis, et qui est une des plus belles qui se puisse voir. Le résultat historique de telles préparations inaccoutumées allait éclater avec bonheur, dès le début de son troisième volume, par l’admirable exposé de la campagne de l’Argonne.

Ainsi donc, nous prenons sur le fait la méthode de M. Thiers en histoire, la manière dont il devint historien, et en quoi il diffère essentiellement des autres grands talens contemporains qui se sont illustrés dans ce genre. Il faut toujours mettre à part M. Guizot, dont les instincts parlementaires et d’homme d’état, d’orateur d’état, se déclaraient

  1. « L’histoire de la guerre est une des bases de la science politique. On ne sait à fond la carte d’un pays qu’en étudiant les combats dont il a été le théâtre, et on ne connaît bien les relations d’un pays avec les autres qu’en connaissant bien sa carte. » (Article de M. Thiers sur les Mémoires du maréchal Gouvion Saint-Cyr.)