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« Non, s’écrie-t-il, non, nous n’avions pas, avant 89, tout ce que nous avons eu depuis ; car il eût été insensé de se soulever sans motif, et toute une nation ne devient pas folle en un instant.

« Ces concessions que vous appelez des bienfaits, et moi des restitutions, n’ont été conquises que par la Révolution ; ce mot seul les rappelle toutes, et le mot opposé rappelle leur privation. Songez-y bien, monsieur le comte, les premiers ordres, ducs, prélats, présidens, avaient refusé l’impôt territorial ; ils avaient demandé les États-généraux pour menacer la cour. Lorsqu’ils furent pris au mot, ils n’en voulurent plus ; ils refusèrent le doublement du tiers état et le vote par tête ; ils ne consentirent à l’égalité des charges que lorsqu’ils se virent exposés à tout perdre par un refus ; ils n’abandonnèrent leurs privilèges que par un mouvement de pudeur excité dans la nuit du 4 août. Songez qu’avant 89, nous n’avions ni représentation annuelle, ni liberté de la presse, ni liberté individuelle, ni vote de l’impôt, ni égalité devant la loi, ni admissibilité aux charges. Vous prétendez que tout cela était dans les esprits, mais il fallait la Révolution pour le réaliser dans les lois ; vous prétendez que c’était écrit dans les cahiers, mais il fallait la Révolution pour l’émission des cahiers. »


Et plus loin, à propos des recettes féodales que M. de Montlosier propose comme remèdes à la situation du moment :


« Tout cela donc ne signifie rien. Mais quelques hommes dépités veulent se satisfaire ; ils trouvent un prétexte pour nous injurier et nous couvrir de leur mépris. Ce que je connais de plus déplorable au monde, c’est de voir des vieillards avoir tort, et je n’ai jamais tant souffert qu’en voyant M. de Montlosier se permettre la violence et l’injure. Il parle sans cesse des vanités plébéiennes ; il rappelle continuellement notre bassesse et nos crimes. Je n’invoquerai pas les lois contre cette insulte aux classes, mais j’opposerai à ces injures chevaleresques le langage de ma raison bourgeoise et écolière. Oui, dirai-je à M. de Montlosier, nous avons des prétentions comme vous : c’est l’orgueil qui, chez nous, demande l’égalité, et qui, chez vous, la refuse ; mais entre ces deux orgueils, lequel est coupable, de celui qui demande le droit commun ou de celui qui le conteste ? Vous ajoutez que parvenus à l’égalité, nous voulons dominer, et qu’une fois dominateurs, nous sommes aussi dédaigneux que vous-mêmes ; et vous citez la noblesse impériale. Vous avez raison ; mais moi, je n’attache pas l’orgueil au sang comme vous y attachez le mérite : je l’impute aux situations. Quand les plébéiens sont placés où vous êtes, ils peuvent s’oublier comme vous ; mais, en attendant que nous partagions vos torts, permettez-nous de les blâmer. Je suis tout aussi franc que vous, et, je l’avouerai, de votre côté et du nôtre, il n’y a que des hommes et des passions d’hommes. Il n’y a entre vous et nous de différence que la justice de la cause. Chez nous comme chez vous, il peut y avoir eu des vanités, des passions féroces. Des plébéiens nés dans vos rangs auraient déclaré